mardi 16 avril 2019

UN HOMME … UNE CULTURE


Paul ACLINOU répondant aux questions de Monsieur Innocent SOSSAVI, journaliste.
Cotonou – Toulouse, avril 2019.
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Paul Aclinou serait un Béninois de la diaspora plus connu en France qu’au Bénin, son pays natal. Cela est-il avéré ?

I - Qui êtes-vous en vérité ?
Qui suis-je ? Redoutable question, car je suis de la génération de ceux qui croient qu’il n’y a aucune élégance à parler de soi.
Je vais, donc dire, non pas qui je suis[1], mais parler des laits dont j’ai été nourri.
Le point de départ est donc ce Dahomey devenu depuis le Bénin, sans pour autant qu’ait changé ce qui en faisait, et qui continue d’en faire, l’essentiel. Je veux dire par là, que le regard qui est porté sur l’homme n’a pas changé pour autant. Or ce regard, cette permanence, est issu d’un mode d’existence qui a tenu contre vents et marées, qui a résisté à tant et tant de siècles... Vous l’avez compris, je parle du mode d’existence, et non de religion car, cette dernière n’est que la porte d’entrée ; le fait religieux n’est que la face visible, celle qu’on acquiert par héritage. Alors que la substance du mode d’existence dans le vodoun ne peut être qu’une conquête... à faire !
C’est donc là, le premier et le plus important lait dont j’ai été nourri. J’ai la faiblesse de croire que ce lait -les valeurs humaines du mode d’existence vodoun- est d’une qualité telle, qu’il autorise à porter le regard ailleurs sans hésiter, sans se renier, avec fierté… car sans craintes.
Ensuite, je dois ajouter qu’à ma naissance, la France allait jusque chez moi- et je ne l’y ai pas invitée !- Force était donc de porter aussi le regard sur ce qu’elle pouvait apporter quant à la dimension de l’homme, la seule chose qui compte en réalité ! Car la directive, la seule que le premier lait autorise, le mode d’existence vodoun, est que : c’est la parole[2] qu’il faut suivre et non la personne qui la délivre. De ce second lait, riche également, le regard fut prolongé vers d’autres horizons…j’allais dire goulument… sans jamais renier ou seulement mettre en cause le premier lait.
Ce ne sont là que des outils en réalité. Restent les objectifs, ou plus exactement l’objectif. Ce fut une fin d’après-midi de novembre 1948 ou 49, je ne sais plus ! Au soir donc du premier jour d’école - oui, de fait, j’ai commencé l’école assez tard, à sept ans passés !
En rentrant ce premier soir d’école, je passe devant notre voisin, Monsieur Chablis ; il était assis sur une chaise, devant sa maison, comme tous les soirs, quand le soleil daigne se mettre à l’abri, comme tous les jours, pour entendre avancer le temps. En le saluant, il me dit : « Petit Paul (Paulouvi !), tu as commencé l’école ? Alors travaille bien, et écoute tes maîtres ! Écoute-les bien ! Tu seras licencié ès-sciences ! »
« Licencié ès-sciences ! », c’était dit dans une langue qui n’était pas la mienne, pas encore. Certes, je connaissais déjà l’alphabet français, et je savais compter jusqu’à 20 car des frères ainés déterminés, s’étaient acharnés à m’apprendre[3] tout ça en attendant la rentrée des classes. C’était déjà la transmission, une constante de notre culture.
Mais de là à savoir ce que signifie être licencié-ès-sciences, j’étais loin d’en avoir la plus petite idée. Mais l’objectif était enregistré et ne sera jamais oublié. Aller le plus loin possible, contre vents et marées.
Ce fut fait, à ma manière, sans regarder derrière, sans complaisance ni vanité. Mais surtout, sans oublier le précepte absolu : « Quand tu ne sais plus où tu vas, n’oublie pas d’où tu viens. » Il n’y a qu’une façon d’assurer cela, ne jamais rompre le lien, ne jamais perdre le goût du premier lait dont on a été nourri, celui du mode d’existence vodoun.
Et le reste me direz-vous ? Les autres laits ? Ce fut comme des phares qui jalonnent le parcours, mais j’étais prévenu. Le premier lait assurait, péremptoire : « là où tu tombes, là n’est pas ton lit !». Alors je suis allé de phare en phare, en jetant un regard ici, un coup d’œil là, et derrière telle ou telle porte ; j’ai admiré ! J’ai salué, et toujours, je me suis souvenu du propos du vieux : « Dieu t’a donné une tête, et il ne t’a pas interdit de l’utiliser. Alors, ne laisse personne te l’interdire ! »
Ce n’est pas tout, car un jour où je lui demandais de m’expliquer cette histoire de paradis et surtout d’enfer – je parlais du christianisme que je commençais à découvrir, j’avais neuf ou dix ans – mon Vieux me regarda un instant après que je lui fis ma demande ; puis il dit : « Écoute-moi, tu crois que tu peux faire une bêtise suffisamment grosse pour que je te jette au feu ? » Je fis « non » de la tête sans cesser de le regarder.
Ce fut un sevrage, un sevrage psychologique, psychique, moral et spirituel même ! un sevrage sans lequel un individu ne peut jamais être lui-même. Être soi, sans oublier que nous n’avons qu’un bien : l’Homme. C’est pourquoi le premier lait enseignait aussi qu’«il faut aimer les hommes, sans oublier que c’est l’Homme ».
Un lait donc : le mode d’existence du vodoun, et des phares admirés, dont on peut s’éclairer sans jamais oublier de poursuivre sa route.
On en arrive à percevoir que tout ce que l’Homme a fait nous appartient. Tout ce que l’Homme a fait m’appartient ; tout, en bien comme en mal, où et quand ce fut fait ; j’en suis pleinement propriétaire, mais sans jamais oublier de saluer celui ou ceux qui l’ont fait ; sans oublier de me sentir responsable aussi quand les hommes ont oublié ce qu’est l’Homme.
C’est en cela qu’il est incongru selon moi, qu’un homme puisse être considéré comme étranger où que ce soit sur cette terre !
C’est en cela que je ne me vois pas comme relevant d’une quelconque diaspora. Je suis ici, j’ai l’obligation de respecter les lois d’ici. Je suis là, j’ai de même l’obligation de respecter celles qui ont cours là.
Ainsi, si tout ce que l’Homme a fait m’appartient, j’ai le devoir d’inviter l’homme à connaître ce que mon mode d’existence propose. Nous en arrivons à votre second point.

II - Vous êtes l’auteur d’une importante bibliographie évocatrice du vodoun. L’incursion du chimiste dans le vodoun ne tiendrait-elle pas d’un paradoxe ?
Incursion du chimiste, dites-vous ? C’est celui qu’il y a derrière le chimiste qui lance une invitation ; une invitation à découvrir un mode d’existence, celui du vodoun. Mode d’existence dont il est question tout au long des écrits auxquels vous faites allusion ; c’est lui qui voudrait inviter à découvrir, à comprendre et à partager.
Mais c’est une invitation sans mode d’emploi, car il faut que ce soit une conquête. Si paradoxe il y a, ce n’est peut-être qu’une apparence, car le vodoun, mode d’existence, est d’abord de l’ordre du conceptuel, il est de l’ordre de la pédagogie. Voilà pourquoi je voudrais insister sur le fait que le noyau de mon propos porte sur le mode d’existence, et non sur le fait religieux.
Paradoxe en apparence car ce qui aurait pu relever de la chimie, quelle qu’en soit la spécialisation, n’entre pas directement, dans le vodoun, dans le mode d’existence. Ce qui aurait pu relever de la chimie est l’usage que le vodoun, fait religieux, fait des plantes essentiellement. Le travail de Pierre Fatumbi Verger[4] est remarquable sur ce plan.
En tant que chimiste, mon travail sur les plantes portait sur la recherche de substances biologiquement actives dans les végétaux. Il s’agissait donc d’accéder aux principes actifs après une étape d’ethno pharmacognosie, suivie de l’identification botanique des plantes – travail du botaniste, que je ne suis pas. Ce fut donc une recherche collective conduite pour l’essentiel en Afrique, et plus précisément en Algérie pendant huit ans.
Du point de vue structurel, le rapport avec le vodoun, fait religieux, est ténu.
La question devient alors : Dans ce rapport au vodoun, qu’y a-t-il derrière le chimiste Paul Aclinou ? Et je répondrai : une méthodologie, qui s’applique ici, dans les sciences exactes, et là, dans le vodoun, mode d’existence. Et en cela, il n’y a plus aucun paradoxe !                                                                                                                                                          
III - La chimie et le vodoun s’accommoderaient-ils l’une de l’autre, et vice versa ?
 Vos publications laissent pourtant croire à une telle accommodation. Qu’en pensez-vous ?
Il n’y a certes pas de paradoxe comme nous venons de le voir, mais ce n’est pas la chimie comme discipline d’étude qu’il nous faut considérer, dès lors que nous nous en tenons au mode d’existence et non au fait religieux.
Par contre, la méthodologie avec laquelle je propose d’examiner le mode d’existence est en tous points identique à celle qui prévaut dans les sciences exactes. En d’autres termes, il ne faut pas se départir de l’idée que seuls les faits font les sciences.
Le propre même de l’esprit scientifique véritable est que : ce sont les faits qui font la science, pas les opinions ni les ressentis ; les faits, c’est-à-dire tout ce qui peut se passer, une fois établi, de l’homme et de ses opinions, comme tuteurs.

Prenons un exemple, celui de la divinité Hêbiesso[5] dans le vodoun, fait religieux ; il n’y a rien à dire de son mythe fondateur dès lors que nous sommes dans l’ordre des croyances. Par contre, si je considère le vodoun, mode d’existence, c’est-à-dire si je me mets dans l’ordre de la pédagogie, je dois m’astreindre à ne considérer que les faits. Là, le mythe fondateur du dieu Hêbiesso pose problème.
En effet, voilà un homme, en l’occurrence un roi, selon le mythe, qui a fait d’énormes bêtises, jusqu’à mettre le feu au palais et au pays, provoquant nombre de décès, et voilà que cet homme-roi devient dieu à la suite de son suicide par désespoir ! Si je considère les faits, et seulement eux -c’est cela la démarche scientifique- je me dis que le bon sens élémentaire ne peut accepter que quelqu’un qui a fait d’énormes dégâts puisse devenir un dieu pour cette raison.
Le bon sens élémentaire interdit d’accepter cela. Reste l’ordre des croyances.
Mais je peux considérer aussi que ceux qui ont imaginé ce mythe étaient des imbéciles, et là, je peux vous assurer qu’il n’en est rien. Mes ancêtres, nos ancêtres n’étaient pas des imbéciles, eux qui nous ont armés afin de résister et de survivre aux coups de boutoirs que nous avons reçus ces cinq ou six derniers siècles, et même avant !
La démarche scientifique impose de reprendre les faits que présente le mythe de Hêbiesso en faisant résolument abstraction des ressentis, des opinions a priori et des croyances, pour tenter d’accéder à l’enseignement du mythe. Et là, nous sommes dans le vodoun mode d’existence. Y accéder – ce que j’appelle le conquérir – ne peut se faire que par une démarche dont les seuls paradigmes sont les faits, c’est-à-dire une démarche scientifique de type sciences exactes. Des faits, c’est-à-dire qu’une fois établis, ils n’ont pas besoin de l’homme comme tuteur. Et c’est là que nous retrouvons l’homme qui est derrière le chimiste, ou plus précisément la méthodologie dont le chimiste est le symbole.
De fait, le vodoun, mode d’existence, s’accommode parfaitement de la méthodologie que suivent les sciences exactes.
Dans l’exemple ci-dessus, celui du dieu Hêbiesso :
            * Soit je considère l’incongruité –devenir dieu pour avoir commis une énorme bévue- comme relevant des croyances, c’est le cas dans le vodoun – religion, dans le vodoun, fait religieux ; dans ce cas, il n’y a rien à redire, c’est le privilège de la foi !
            * Soit je considère que l’incongruité est le fait de personnes insensées ; dans ce cas, j’ai le choix entre deux attitudes, à savoir :
                        Hausser les épaules et passer mon chemin.
                        Ou bien, me dire que le fait religieux n’a pas à rendre compte à la raison ; je reste donc dans le domaine de la foi, qui peut accepter l’incongruité.
            * Soit enfin, en rejetant les deux attitudes ci-dessus, je considère que les concepteurs du mythe, loin d’être des idiots, sont des personnes sensées, qui ont imaginé et construit le récit avec l’incongruité qui doit servir de point d’alerte. Il en est ainsi car, le bon sens élémentaire –qui ne prend en compte que les faits- ne peut pas manquer de buter sur cette incongruité dans le récit. Dès lors, il faut écarter le fait religieux. C’est à ce point que nous retrouvons le mode d’existence. Nous devons reprendre l’analyse alors en considérant seulement les faits, point par point, sans jamais faire appel aux ressentis. Seule la raison doit conduire l’analyse[6].
C’est là, la démarche qui permet de conquérir les fondamentaux du mode d’existence vodoun, sans jamais rejeter cependant le vodoun, fait religieux. Tout au plus, pourrait-on souhaiter quelques désherbages[7] en son sein.
A travers cet exemple, j’ai voulu montrer qu’une même méthodologie convient à la démarche scientifique, celle qui ne prend en compte que les faits, comme elle convient aussi dans la conquête du vodoun, mode d’existence.
Vous avez donc raison de parler d’accommodation.
IV - Est-ce plutôt la science que vous valorisez à travers vos réflexions ?
Je vais être extrêmement clair ; il ne s’agit aucunement pour moi de valoriser la science. Je parle de méthodologie, et la méthodologie est un outil. Je mets à profit cet outil pour, non pas valoriser, mais appeler à prendre possession en accédant aux profondeurs de notre héritage, accéder au plus profond de l’héritage de nos ancêtres.
En effet, quand on y accède, on ne peut qu’admirer l’extraordinaire précision qu’ils ont mis à déployer les éléments de la leçon. On apprécie l’élégance qui caractérise la démarche[8]. Et surtout, ils n’ont parlé que de l’homme, seulement de lui, l’homme tout court ; sans en faire un élément de race, de couleur ou de je ne sais quoi encore…Ils ont parlé de l’homme, sans peuple, sans race et sans terre…
Il suffit de prêter attention au fait religieux, jamais il n’y est question[9] d’hommes Noirs, Blancs ou de religion…
Par-dessus tout, ils l’ont fait en tenant compte de la nature de l’homme, c’est-à-dire, une nature ritualiste et pétrie de croyances. Une nature qui fait que chez lui, tout passe par le rituel, avec dieu -le fait religieux- mais aussi sans dieu, la philosophie…
Le plus extraordinaire selon moi, c’est que nos ancêtres ont pris, avec élégance, des dispositions pour que les valeurs qu’ils nous léguaient soient à l’abri ; à l’abri du temps et des vicissitudes de la vie ; ces valeurs sont à l’abri même des coups de boutoir des hommes et des évènements, comme elles le sont du temps, c’est-à-dire de l’histoire.
C’est cela, la fonction du triptyque avec ses deux branches, autonomes, indépendantes l’une de l’autre ; triptyque qui est le thème de votre question suivante.
V - À l’évidence, vos travaux valorisent un certain triptyque en lien avec le vodoun. Qu’en est-il précisément ?
Le triptyque est la clé de voûte de la construction que les concepteurs -nos ancêtres- ont élaborée pour conduire leur pédagogie en direction de l’Homme ; je dis bien en direction de l’Homme ; nous sommes en effet dans l’ordre de l’universalisme.
De fait, les valeurs, les concepts et les autres éléments de cette pédagogie s’adressent à tout homme ; c’est donc une contribution, notre contribution au fait humain ; notre contribution à la notion de l’Homme.
Ceci n’est pas toujours évident, et nous pouvons en chercher les raisons. Ainsi, dans son ouvrage[10], Les arts de l’Afrique Noire, Jean Laude écrit :
…L’Europe n’a pas trouvé en Afrique une forme de pensée ou une religion qui stimule la curiosité intellectuelle ou artistique … 
Force est de constater à présent que ceci n’est vrai qu’en partie, car les concepts et les valeurs qui sont proposés dans le vodoun, mode d’existence, existaient ; ils n’avaient rien à envier à ceux qu’on trouvait ailleurs ; et parfois, certaines de ces données qui se trouvent dans le magistère de la raison du mode d’existence, sont d’un niveau conceptuel inégalé ! C’est le cas par exemple du concept de Mawu (qui n’est pas un nom sacré, mais seulement un nom appellatif, qu’il faut déployer[11]). C’est le cas aussi du concept de personne dans Amêdjlo (en langue nina, gen…) ou Mêdjlo (en langue fon, goun …) ; concept sur lequel je reviendrai par ailleurs.
Ainsi, le propos de Jean Laude doit être complété en précisant que l’Europe n’a pas trouvé en Afrique les valeurs qui étaient à l’abri dans le triptyque. Elle ne les a toujours pas trouvées, car comme je l’ai dit, il faut en faire la conquête ; et cette conquête-là, ne faisait pas partie des intentionnalités des européens.
Si l’Europe ne les a pas trouvées, ce n’est donc pas une question de moyens, mais de méthodologie, qui ne doit pas partir de ressentis ou d’opinions a priori.
Si je me trouve à présent en mesure de proposer d’y accéder, d’en faire la conquête, c’est uniquement parce que j’ai la chance de disposer de la méthodologie de l’esprit scientifique -je parle de sciences exactes- avant que mon intérêt ne se porte sur le vodoun mode d’existence, comme je l’ai expliqué[12].
Sans aller jusqu’à faire la conquête de ces valeurs, certains européens avaient pressenti leur existence ; c’est le cas[13] de Bernard Maupoil, qui le laisse transparaitre dans son ouvrage sur le Fa ; c’est aussi le cas de Georges Balandier[14] qui écrit :
"Je suis aussi un homme de carrefour. Si j'étais lié à un panthéon africain, je choisirais comme divinité, comme figure à imiter ou à l'intérieur de laquelle m'installer, Lêgba. C'est le dieu des carrefours, de la communication, des seuils, des passages.
 Il est présenté comme nécessaire aux autres dieux qui ont, par fonction, un pouvoir supérieur au   sien quant à la création et l'ordre du monde. Mais sans lui, ils sont impuissants.  Favoriser les relations, faire circuler du sens, n'est-ce pas le plus beau rôle ?"
C’est le beau rôle de Lêgba en effet ! exhaustif
Certes, le propos se place dans l’ordre du religieux, mais n’empêche ! Une petite erreur cependant : le pouvoir de Lêgba n’est en rien inférieur à ceux des autres divinités… mais il faut comprendre !
Le triptyque donc !
Deux branches composent le triptyque :
            Le magistère de la foi ; c’est-à-dire, le fait religieux, le vodoun comme religion.
            Le magistère de la raison ; c’est-à-dire la pédagogie qui fonde le mode d’existence.
Ces deux branches s’articulent autour d’un même point, un point cardinal ; celui à partir duquel la réflexion peut être orientée soit vers le magistère de la foi, vers la religion donc, soit vers le magistère de la raison. C’est ce point que je désigne par symbole. Le symbole peut être une attitude, un objet ou encore une situation. Le symbole peut également être un évènement, ou simplement une déclaration ou bien un précepte.
Ainsi, le triptyque c’est :
            Le magistère de la foi. (Les croyances, le vodoun comme religion).
            Le symbole. (Un point cardinal commun).
            Le magistère de la raison. (C’est-à-dire la pédagogie et son enseignement).
Les trois branches ainsi définies encadrent l’homme.
La première branche, le magistère de la foi, déploie donc le fait religieux ; c’est le vodoun comme religion, qui est son propos. Dans cette branche, les concepteurs ont mis en œuvre la nature ritualiste de l’homme. Le point culminant de ce déploiement est le monde des fétiches[15], leur fabrication et leurs usages.
La mise en œuvre de la nature ritualiste de l’homme dont je parle, trouve un prolongement dans ce que j’appelle la mimésis sociétale. Le moteur qui fait fonctionner les constituants de cette branche est la croyance. Je redis que mon propos ne concerne pas directement cette branche ; il ne concerne pas le fait religieux, le vodoun comme religion.
Nous pouvons définir la mimésis sociétale comme une structure de pensée qui calque, chez l’individu comme chez le groupe social, les constructions mentales sur la structure, l’organisation et le fonctionnement de la société, ou sur seulement certains aspects de ces éléments. En particulier, il peut s’agir des prérequis et des ressentis qui sont à la base de son fonctionnement.
Cette structure de pensée, la mimésis sociétale, suit les évolutions de la société et celles de son parcours, selon les objets mentaux que sont les croyances, les mythes, les espoirs et les craintes, les tensions… toutes choses que les hommes utilisent comme tuteurs de leur existence et de leurs actions, et qui forment le socle des modes d’existence dont ils relèvent.
Cela est d’autant plus fortement prenant que l’individu n’est pas sevré.  (Extrait de : Aclinou, P. Comprendre le vodoun en huit jours ; jour deux ; à venir…)

La mimésis sociétale est la sève des sociétés, elle est le sang de l’histoire ; sève et sang, qui irriguent et font croître les sociétés et leurs mondes. Elle est donc la colonne vertébrale qui fonde l’homme en mouvement.

Face à ce magistère, nous avons le magistère de la raison. Ici, il faut bannir toute croyance de l’ordre du religieux ; le déploiement requiert le bon sens, la raison ; il doit s’arrêter systématiquement devant toute anomalie dans le récit des mythes, comme il doit s’arrêter tout aussi systématiquement devant toute incongruité et devant toute contradiction, car ce sont elles qui forment le point pivot, le point cardinal que j’appelle symbole.
Voici deux exemples.
            Le premier exemple nous est donné par le mythe fondateur du dieu Hêbiesso[16] que nous avons examiné ci-dessus, le symbole ici est l’incongruité que nous avons relevée.
            Le second exemple que je vous propose est celui du mythe du dieu Osanyi[17], dieu de la médecine. Dans cet exemple, le symbole est l’aspect du dieu, ses handicaps et les raisons de ceux-ci.
Parfois, le symbole peut être absent de la structure du mythe ; dans ces cas-là, l’appel à la mimésis sociétale permet aux concepteurs de positionner les deux branches. Ainsi :
            Le couple Mawu-Lissa. Fondé sur la mimésis sociétale, il figure le fait religieux.
En face, il y a :
            Mawu. Concept d’Être Suprême unique dont le déploiement l’insère dans la pédagogie.
Le premier, le couple Mawu-Lissa, fait l’objet d’un culte dans le vodoun ; alors que le second, Mawu n’est l’objet d’aucun culte ; caractéristique soulignée, en le déplorant, par tous les auteurs ; là aussi, il faut comprendre !
De même, deux mythes qui nous disent comment Lêgba est devenu première divinité, maitre de la création, par décision du Tout-Puissant, Mawu.
            Le voyage[18] des dieux. C’est le magistère de la raison qui déploie la pédagogie.
            La variante au chien[19].  C’est le magistère de la foi, à travers la mimésis sociétale.

En résumé, le triptyque est l’outil de choix, car il a permis aux concepteurs de :
            - Respecter la nature ritualiste de l’homme, avec le fait religieux qui sert de porte d’entrée à toute pédagogie.
            - D’y enchâsser un enseignement universel, qui s’adresse à l’homme, à tout homme.
            - De protéger cet enseignement, jusqu’à ce que l’homme soit en mesure d’y accéder.
L’extraordinaire, c’est que chaque branche fonctionne indépendamment de l’autre, sans interférences, sans conflits ; chacune assumant pleinement son rôle.
On peut saluer le génie de ceux qui ont conçu et mis en œuvre ce système.
VI - Le vodoun serait-il alors un art, une religion, une science, une philosophie ? Qu’est-il alors ? Que serait-il donc ?
Le vodoun serait-il un art ?
C’est sans doute par ce biais, l’art, que le regard du monde s’attarda sur le monde du vodoun, et cela, dès l’ère des "cabinets de curiosités". C’est cet aspect qui est le plus prisé encore aujourd’hui. C’est heureux ; mais l’essentiel est ailleurs.
De fait, dès la rencontre avec l’Occident, l’aspect art a toujours été présent. En effet, les collectionneurs avaient commencé par récupérer des objets, essentiellement des fétiches et des masques que nous jetions, parce que la croyance voulait qu’ils n’étaient plus opérationnels ; ces objets n’étaient plus "efficaces" dans les fonctions religieuses qui leur étaient assignées ; alors, ils étaient mis au rebut !
Ce fut le bonheur des collectionneurs, avec sans doute, un sentiment de mépris pour ces fabrications des "sauvages"[20]. Il convient donc d’être conscient que ceux qui les récupéraient ne le faisaient pas pour les fonctions religieuses de ces fétiches et de ces masques. Ce n’est donc qu’au second degré que nous pouvons parler du vodoun, fait religieux, comme d’un art.
Remarquons qu’aujourd’hui, plus rien n’est jeté, puisqu’il y a un marché, une mode ! Mieux, beaucoup de fétiches sont fabriqués pour ce marché dont la demande ne cesse de croître,[21] sans qu’il y ait un rapport effectif avec la religion ; c’est donc une instrumentalisation du fait religieux dans un monde réifié.
Ainsi, comme tout système ritualiste, le vodoun, fait religieux, génère des objets de cultes dont on peut admirer la facture ; objets avec lesquels l’homme peut se trouver en harmonie intellectuelle, sentimentale ou spirituelle, sans qu’une connotation religieuse soit requise ; de l’art donc !
Ne sommes-nous pas dans une civilisation du visuel ? Nous, c’est-à-dire la planète entière !
Voilà donc pour l’art. Toutefois, une discussion exhaustive sur le sujet devrait porter sur l’art dans le monde Noir africain et les différentes étapes du regard de l’homme occidental sur cet art.
Quant à la religion et la philosophie…
Commençons par noter que toute religion génère un mode d’existence ; toutes, sans exception ! Or, il n’y a pas de mode d’existence sans philosophie. C’est précisément cela qui permet au mode d’existence de se séparer du fait religieux d’origine dans sa pratique, si la question se pose.
L’exemple le plus spectaculaire de nos jours, selon moi, est celui de la religion chrétienne. Elle a généré un mode d’existence qui est celui des européens et apparentés. Or, depuis quelques décennies, plus de 70 % des européens me dit-on, ont cessé d’être chrétiens, religieusement parlant. Seulement voilà, ils demeurent dans le mode d’existence chrétien et le défendent, tout en étant athées, si le cœur leur en dit ! De fait, mettons d’un coté les valeurs dites chrétiennes, et en face, celles des tenants du "tous, hors du christianisme !" valeurs qui sont, en gros, celles de la laïcité, entendue comme mode d’existence ; eh bien, je ne pense pas qu’on verrait une grande différence !
C’est une manière de génie (involontaire ?) du christianisme qui a réussi à faire inscrire ces valeurs dans un ensemble qui, même en lui échappant, demeure son plus vigoureux défenseur ! Mieux, il y a même une version laïque du légendaire "hors de l’Église, point de salut[22]" ; cette version se dit : "Le droit des Nations !" entendu comme supérieur, et opposable à ceux de la personne humaine et de l’individu !
Ainsi, le vodoun est une religion qui comme telle, a généré un mode d’existence ; celui-ci comporte donc une philosophie. Toutefois, pour accéder pleinement à cette dernière, il faut déployer le mode d’existence, qui par construction, s’insère dans le triptyque ; c’est par lui, le triptyque, qu’il faut passer me semble-t-il, pour accéder à cette philosophie. Or, ici, on ne peut pas en hériter, mais il faut le conquérir… je le répète.
VII - Quel regard porte l’occident sur le vodoun, selon vous ?
Le vodoun et l’Occident ?
Ici, il ne peut être question, bien entendu, que du vodoun, fait religieux. Le regard de l’Occident est assez complexe, mais relève globalement de la vision du christianisme sur tout ce qui n’est pas chrétien. Cependant, on note une certaine évolution dans la perception que certains européens -ils sont encore une minorité- avaient du vodoun, comme religion.
Le premier correctif porte sur l’origine du vodoun[23] que bien des occidentaux situaient à Haïti ; c’est encore le cas aujourd’hui pour la grande masse, en France notamment. Cela se comprend, car Haïti a été une possession française, une colonie. L’indépendance de l’île en 1804 fut le fruit d’une révolte initiée, selon certains, par ce qu’il est convenu d’appeler "La cérémonie du bois caïman" en août 1791, un rassemblement nocturne pendant lequel auraient eu lieu des rituels vodoun qui donnaient le départ de la révolte.
Toussaint Louverture qui est donné pour l’artisan de l’indépendance[24] de Haïti, était descendant d’un esclave originaire d’Allada ville du Benin actuel.
On comprend que ces évènements, même lointains puissent laisser des traces dans les mentalités. Ensuite, la vision du christianisme fera le reste pour imprimer une perception négative du vodoun.
Toutefois, les choses évoluent ; pour l’instant, seule une minorité s’ouvre au contenu du vodoun, et d’abord, sous l’angle artistique, -avec les fétiches et les masques notamment- et cela, par la démarche de quelques artistes d’abord, qui n’avaient pas hésité à nourrir leur inspiration de ces objets qu’ils découvraient. Ensuite, pour quelques personnes, l’intérêt vient du fait que Mawu, perçu comme concept d’Être Suprême unique, donne au vodoun le statut de religion monothéiste ; mais je le redis, cela ne concerne qu’une très petite minorité, celle-là même qui se risque à chercher à pénétrer "l’ésotérisme" du vodoun, fait religieux.
En résumé, globalement, le vodoun reste encore un "territoire" à découvrir ; cela avance depuis quelques décennies avec l’instauration de la "journée du vodoun" le 10 janvier au Bénin. La curiosité et le tourisme font le reste à côté de l’art. Il demeure majoritairement cependant, le sentiment que c’est une religion "animiste". C’est donc d’abord, une question d’information ; je parle du vodoun comme religion ; quant au vodoun mode d’existence, avec ses valeurs universelles, nous sommes encore loin de les voir reconnues… à commencer par nous-mêmes !
VIII - Votre conférence sur le vodoun à l’Université Populaire du Grand Toulouse (UPGT), aura marqué les esprits. Pourrait-on en savoir plus amplement ?
Cette conférence aura donc édifié plus d’un, à votre avis !
Les conférences à l’Université Populaire du Grand Toulouse (UPGT) -il y en eut huit, une par mois d’octobre à mai- se placent dans le prolongement de votre question précédente. En effet, à la parution de mon ouvrage, le vodoun, leçons de choses, leçons de vie. Le continuum de potentialités, une lectrice me demanda d’apporter quelques éclairages supplémentaires afin de permettre à tous ceux qui le souhaitaient, de pénétrer davantage le contenu du vodoun, mode d’existence ; qui est le véritable propos de l’ouvrage.
Les responsables de l’UPGT -je les en remercie- ont bien voulu inclure cette série de conférences dans leur programmation. Contrairement à d’autres conférences que j’ai eu à donner, au musée africain de Lyon, (conférence où fut présenté pour la première fois le triptyque) ou bien au musée des arts sacrés de Saint Nicolas de Véroce ; conférence que j’ai consacrée aux fétiches, à la suite d’une exposition de fétiches dans un musée d’art sacré chrétien ! (Je salue l’audace de la conservatrice du musée, qui a osé présenter des fétiches vodoun aux côtés des reliquaires[25] chrétiens !) … la programmation de l’UPGT a l’avantage de proposer, si le conférencier le désire, une série sur un thème donné ; j’ai donc pu décliner le sujet "le vodoun : un autre regard" en huit entretiens[26].
Ainsi, il me fut possible d’insister sur les fondamentaux, tout en déployant les enseignements qui sont incrustés dans les mythes du vodoun.
Quant au public, j’ai été en face d’un auditoire dont nous venons de voir les caractéristiques. Il m’a été cependant heureux d’y déceler de la curiosité, et de l’étonnement parfois : en particulier quand il fut question de l’art divinatoire selon Fa et l’inscription de ce dernier par l’UNESCO au patrimoine immatériel de l’humanité. L’étonnement a disparu quand on a fait le parallèle avec d’autres valeurs immatérielles reconnues et inscrites, comme l’"art de la table français". Chacun a pu comprendre dès lors que ce ne sont donc pas les pierres et les paysages qui sont les seuls trésors de l’homme.
Il n’y avait pas que curiosité et étonnement lors de ces séances, il y avait ceux qui venaient pour les fétiches et pour … les transes !
Pour l’essentiel, c’est le questionnement qui doit être suscité ; essentiel, car c’est aussi une porte d’entrée dans le vodoun mode d’existence.

IX - Quelle est la place du Fa dans vos travaux ?
La place de Fa dans mes réflexions ? Sans hésiter : centrale !
Cela est d’autant plus vrai que Fa occupe une place centrale également dans le vodoun, que ce soit le fait religieux ou bien que ce soit le mode d’existence, qui a toute mon attention.
Cette place est centrale, car aucun acte cultuel ne peut se passer de Fa. Il n’est pas question seulement de la divination, mais de chaque instant où le rituel est mis en œuvre, quel que soit l’objet des préoccupations. Le dieu Fa est en quelque sorte le trait de liaison entre les différents actes cultuels ; c’est aussi le cas, quand on ne considère que la pédagogie et la conceptualisation qui sont en œuvre dans le mode d’existence. C’est la raison pour laquelle, je considère Fa, en association avec Lêgba, comme les hérauts de la pédagogie dans le vodoun, comme je l’ai écrit.
X - Le Fa pourrait-il vraiment se prévaloir d’être une science ?
Dans la mesure où réfléchir est une science ou devrait l’être, Fa, dont la fonction est l’aide à la décision selon moi, peut être regardé comme une science, eu égard à sa structure et à toute la conceptualisation qu’il pilote. Toutefois, la science de Fa est à distinguer d’une science exacte, dès lors que c’est l’homme qui assume le déploiement.
Fa, une science, c’est aussi l’avis de plusieurs auteurs, dont Maupoil qui cite le père Aupiais comme ayant la même conviction.
XI - Pourrait-on selon vous dissocier le Fa du vodoun sans s’y méprendre ?
Fa est inséparable du vodoun, comme celui-ci ne peut assumer son rôle sans le dieu Fa.
Certes des actes cultuels spécifiques peuvent avoir lieu sans faire appel à Fa dans leur déroulement, comme par exemple les rituels qui sont propres à telle ou telle divinité, Hêbiesso, Osanyi, Adjê… mais là, nous sommes dans l’ordre des rituels spécifiques, et non dans la globalité du vodoun, ni dans ses fondamentaux.
Nous ne devons pas nous méprendre sur le fait que la plupart des auteurs traitent de Fa comme d’une entité à part ; Fa n’est pas une religion dans la religion vodoun. C’est aussi ce qui transparait dans la citation d’Alfred Métraux que je donne en ouverture de la conclusion ci-dessous.
Pour comprendre ce que je dis, on peut par exemple se référer à ce qui se passe dans le christianisme avec la célébration de tel saint ou sainte ; car même gigantesques, comme les célébrations de Marie à Lourdes, ou de saint Jacques à Compostelle, ces manifestations sont parties intégrantes du christianisme, et elles relèvent d’un dogme unique. Il en est de même de Fa par rapport au vodoun, fait religieux comme du vodoun, mode d’existence.  
XII - Quel sens prêtez-vous au Légba et au Tolégba ?
Lêgba et Tolêgba ne sont pas deux entités séparées, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Il ne s’agit pas de deux divinités, mais d’une seule : Lêgba.
Mais Lêgba prodigue son enseignement selon deux modes ; je suis encore dans le vodoun, mode d’existence ; deux modes qui sont complémentaires, mais qui sont nettement distincts quand on pénètre les profondeurs du système.
            Le premier mode se base sur des images, essentiellement des sculptures. Il s’y associe un lieu, à savoir les "croisements[27]" ; il s’y associe également un détail vestimentaire, l’habit de raphia, qui peut n’être qu’une simple bande de raphia tressé.
            Le second mode passe par les "actions" du dieu ; c’est Lêgba en action avec sa scénographie.
Ces deux modes se fondent tous les deux sur des mythes, dans le récit et la scénographie desquels Lêgba joue le rôle principal.
Pour les sculptures, le mode qui passe par les images, nous avons quatre mythes qui sont à l’origine de l’ensemble des représentations picturales du dieu Lêgba ; ce sont :
            - Le sexe de la femme[28]. Ce mythe est à l’origine des sculptures de Lêgba avec le sexe visible en érection.
            - L’enfant menteur[29]. Ce mythe explique la symbolique des croisements, c’est-à-dire la réflexion.
            - L’enfant glouton[30]. Ce mythe explique la présence de Lêgba dans les demeures ; souvent, c’est une figuration très stylisée, voire symbolique.
            - L’habit de raphia. Ce mythe traite de la compassion, notamment envers les divinités !
En clair, chacun de ces types de représentation devrait renvoyer l’observateur au mythe correspondant et à son enseignement. En somme, l’effigie célèbre Lêgba comme dieu du vodoun, fait religieux, mais quand on se reporte au mythe qui en est à l’origine, c’est l’autre axe du triptyque, la pédagogie, qui est mis en exergue avec son enseignement, c’est-à-dire le mode d’existence.
Or dans la quasi-totalité des cas, les choses ne se passent pas ainsi pour les personnes ! Ça ne se passe pas ainsi parce que la conquête de l’autre branche du triptyque, la pédagogie, n’est pas faite, en tout cas, elle n’est pas un vécu conscient. On se contente de regarder l’effigie comme un objet de culte ; on la considère seulement comme un objet religieux. Par exemple, on ne devrait pas trouver une sculpture de Lêgba avec le sexe en érection dans une demeure, dans l’espace privée donc ; cette représentation devrait être présente uniquement dans l’espace public ; ce n’est pas ce que nous pouvons observer dans toute l’aire du vodoun.
Reste le problème des localisations qui est le cœur de votre question.
Un Tolêgba est une sculpture de Lêgba qui est positionnée dans une localité, et qui donc est à la disposition de toutes les personnes de cette localité.   To : ville, village… comme vous le savez. Un Tolêgba peut donc appeler, -il est fait pour cela- à se remémorer, et à suivre éventuellement, l’un ou l’autre enseignement dispensé par les quatre mythes ; en particulier, si la sculpture comporte le sexe du dieu et un détail vestimentaire en raphia…
De même, un Assilêgba ou Assimêlêgba est une sculpture du dieu qui se trouve dans un marché ou bien à proximité de celui-ci, et qui appelle là-aussi, à mettre en œuvre les enseignements du dieu Lêgba, dieu de l’intelligence, dieu de la réflexion.
Ainsi, Tolêgba, Assilêgba, Agbonoulêgba… ne sont que des représentations de l’unique dieu Lêgba qui est positionné à différents endroits, To, Assi, Agbonou
Évidemment, nous avons aussi des Lêgba de collectivités et des Lêgba personnels ; par exemple, ceux des bokonon ou ceux des individus, qui, à l’occasion de l’établissement de leur Fa de la forêt, se font faire aussi un Lêgba personnel.
En clair, il n’y a qu’un Lêgba, avec différentes fonctions et enseignements, dont l’effigie peut se trouver en différents lieux dont on intègre la dénomination -To, Assi, Agbonou…- en préfixe au nom Lêgba. Nous n’avons donc pas deux entités, Lêgba et l’une quelconque de ses dénominations de sculpture.
Cela nous amène à la question suivante.
XIII - Ces deux entités serviraient-ils le Fa ou est-ce le Fa qui les servirait ?
Compte tenu de ce que nous venons de voir, la question devient : Fa est-il au service de Lêgba, ou à l’inverse, Lêgba est-il au service de Fa ?
Là aussi, il nous faut être extrêmement clair : la réponse est non dans les deux cas. Fa n’est pas au service de Lêgba, et ce dernier n’est pas au service de Fa, au sens où nous entendons être au service de.
Cela est d’autant plus vrai que le vodoun, comme religion, demande explicitement deux choses à propos de Fa et Lêgba. Tout bokonon, et cela ne souffre d’aucune exception, dit :
- Il ne faut pas séparer Fa et Lêgba.
- Il faut nourrir Lêgba avant de nourrir Fa.

Ces deux prescriptions, qui sont absolues je le répète, sont professées dans le fait religieux sans explication. La raison est que l’explication ne se trouve pas au niveau du fait religieux, elle se situe au niveau conceptuel que seul autorise le magistère de la raison, c’est-à-dire, le vodoun, mode d’existence.
Quand on accède à ce niveau, on se rend compte que Fa et Lêgba sont deux facettes d’un seul et même principe ; d’où il ressort qu’il ne faut pas les séparer pour la compréhension de l’ensemble.
Il ne faut pas les séparer dans le fait religieux, ce que demande le bokonon. Comme je l’ai dit la religion est une porte d’entrée pour l’accès au conceptuel.
Quant au fait de nourrir Lêgba avant de nourrir Fa, c’est encore dans l’approche conceptuelle du vodoun que se trouve l’explication ; c’est là, qu’on peut accéder à la compréhension de la prescription.
En voici quelques éléments. Ces deux prescriptions se déploient complètement à partir des quatre premiers signes (dou) de Fa. Ce sont :
            Gbê-Médji.
            Yéku-Médji
            Woli-Médji
            Di-Médji.
Je propose une première approche de la question dans l’ouvrage[31] : Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie. Le continuum de potentialités. Cette première approche donne des éléments (seulement cela !) de compréhension du principe unique dont Fa et Lêgba sont les facettes, selon moi.
En conclusion, Fa ne sert pas Lêgba ; Lêgba ne sert pas Fa. Ils sont intriqués ; le fait religieux vodoun l’exprime à sa manière sans l’expliquer, car ce n’est pas son rôle d’expliquer !
XIV - Le vodoun est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. En quoi cette patrimonialisation est bénéfique pour le Bénin, l’Afrique et l’humanité ?
L’art divinatoire selon Fa (Ifa) est effectivement inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO[32]. C’est un élément central, un pilier du vodoun, religion, qui est ainsi reconnu ; c’est plus encore un pilier conceptuel du mode d’existence vodoun, -si on n’oublie pas Lêgba- que cette inscription appelle à découvrir.
La structure technique de l’art divinatoire que porte le dieu Fa justifie son inscription par l’UNESCO. Selon moi cependant, c’est tout ce que Fa, comme divinité, contient de conceptualisation du monde et de la vie, qui fait sa vraie richesse ; c’est pour cela, qu’ils sont, Lêgba et lui, les hérauts de la pédagogie, comme je le dis.
En conséquence, cette inscription est une occasion d’inviter à mieux connaître le vodoun, et plus précisément, le vodoun mode d’existence, qui est véritablement le domaine de Fa avec Lêgba.
Cette inscription est donc une excellente chose pour les femmes et les hommes qui relèvent de cette culture ; la culture vodoun dans sa globalité. Mais, c’est aussi notre contribution à une idée, une idée universelle, celle de l’Homme qui doit être. Et là, le Bénin, comme l’Afrique, comme le Monde sont concernés, parce que c’est l’Homme qui est concerné.
XV - Le vodoun serait-il porteur de valeurs de développement et d’espoir pour l’Afrique?
Espoir et développement sont les faits de l’homme. Espoir et développement ne peuvent être pléniers que s’il y a harmonie ; cela dépend donc de nous, nous, hommes.
Si donc nous, hommes, luttons pour l’harmonie, l’espoir fera partie de notre attente. Si la religion est une porte d’entrée pour la pédagogie, nous pouvons par elle, être initiés aux valeurs qui feront de nous des combattants de l’harmonie. Mais, cela ne peut être pérenne, que si nous prenons tout l’homme en compte.
L’aire du vodoun va du Ghana à l’Ouest jusqu’au pays yoruba à l’Est, sans frontières, sans limites, pour les mouvements des hommes, depuis toujours… sans dogmes… pour l’expression de la pensée. C’est, me semble-t-il, l’état d’esprit qui nous permettrait d’instaurer l’harmonie, et donc le développement.
Concluez cet entretien.
Je commencerai par rapporter ce que disait Alfred Métraux[33] à propos du vodoun :
La religion dahoméenne est pleine de subtilités. La géomancie du Fa, ou la divination par les noix de palmier, si complexe et d’un symbolisme si raffiné, n’a pu être élaborée que par un clergé instruit et disposant d’amples loisirs pour des spéculations théologiques.
Il s’agit bien sûr du vodoun, fait religieux, la religion vodoun ; mais cela préfigure la qualité de ce qui reste à conquérir, et celle des spéculations qui ont présidé à leur élaboration ; bien évidemment ce sont les mêmes personnes. C’est à ce niveau que se situe mon propos ; ce que j’appelle un autre regard sur le vodoun.
Le monde donne une leçon de choses, nous devons y souscrire et nous y impliquer. Nous donnons, nous, une leçon de vie, nous devons inviter le monde à la découvrir pour cheminer avec nous. C’est là mon propos, n’étant candidat à rien d’autre que de lancer cette invitation.

Annexe.
Paul Aclinou est né au Bénin, (alors le Dahomey) ; après le baccalauréat, il passe quelques années à Dakar, au Sénégal avant de rejoindre la France où il prépare et soutient une thèse de doctorat d'État en Sciences Physiques. Ses activités professionnelles d’enseignant-chercheur (Reims, Algérie puis Reims à nouveau) – synthèse totale en chimie organique ; études et synthèses de substances chimiques biologiquement actives d’origine végétale- sont conduites en parallèle avec une réflexion sur l'Homme et sa société ; réflexion qui a pour point de départ la culture et la pensée des peuples du golfe du Bénin : le vodoun ; culture qu'il invite à découvrir en profondeur.
Cette réflexion sur l’homme se porte aussi en direction du christianisme. Paul Aclinou est également titulaire d'un diplôme universitaire d'études théologiques et d'une licence de théologie (baccalauréat canonique).
Pour quelques travaux scientifiques (extraits) : voir
Un très vieux site donne encore les premiers éléments de mon approche du vodoun ; il est en anglais.

Références pour quelques lectures : (choix non limitatif)
Aclinou Paul ; Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie. Le continuum de potentialités ; Harmattan, Les Impliqués éditeur Paris 2016. (Noté LCLV dans le texte).
Aclinou Paul ; Une pédagogie oubliée : le vodou ; Harmattan éditeur, Paris 2007. (Noté Une pédagogie… dans le texte)
Maupoil, Bernard ; La géomancie à l’ancienne côte des esclaves ; éditeur : Institut d'Ethnologie ; Travaux et mémoires (1943) ; 4éme réédition 1988.
Fatumbi, Verger, Pierre ; Éwé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba ; Maisonneuve et Larose, Paris 1997.
Thompson, Robert Farris ; L’éclair primordial, éditions caribéennes, Paris 1985.
Quenum Maximilien ; Au pays des fons. Us et coutumes du Dahomey ; Maisonneuve et Larose, seconde édition, Paris 1999.
Métraux, Alfred, Le vaudou haïtien, Gallimard, Paris 1958.
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Paul G. Aclinou. Toulouse, le 15 avril 2019.
Propos recueillis par Monsieur Innocent Sossavi, journaliste.


[1] Je propose en annexe un petit résumé biographique.
[2] La parole, c’est-à-dire la Vérité… encore faut-il se donner les moyens de la connaitre.
[3] Je me souviendrai toujours de Cyprien courant dans la maison vers notre père en criant : « Papa, papa, Paul sait compter jusqu’à 20 ! »
[4] Fatumbi Verger Pierre ; Éwé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba ; Maisonneuve et Larose ; Paris 1997
[5] Hêbiesso, dieu de la foudre, le tonnerre.
[6] Voir l’analyse à : Aclinou, P. Une pédagogie oubliée : le vodoun ; p. 192 – 196.
[7] C’est ce que je propose à maintes reprises dans mes livres ; il ne s’agit aucunement de rejeter le fait religieux, bien au contraire, car c’est la porte d’entrée au mode d’existence.
[8] Voir à cet effet, l’opinion d’Alfred Métraux dans l’extrait donné en avant-dernière page.
[9] Sauf dans les cas de "pollutions" qui sont dues à la mimésis sociétale.
[10] Laude, Jean ; Les arts de l’Afrique Noire ; Société Nouvelle des Éditions du Chêne, 1988 ; p. 10.
[11] Aclinou, P. ; LCLV p. 285 – 289.
[12] Aclinou, P. idem, p. 11.
[13] La liste, sans être exhaustive, reste limitée.
[14] Balandier, Georges, anthropologue. Interview, Télérama en 2003. Nouvelle publication en 2016 à

[15] Il serait intéressant de se pencher sur les fondamentaux qui président à la construction et à l’usage des fétiches ; de même qu’il serait très instructif de voir ce qu’il en est ailleurs, notamment dans le christianisme, même si l’appellation est différente.
[16] Aclinou, P. ; Une pédagogie …  p. 192.
[17] Aclinou, P. ; Une pédagogie…. P.177.
[18] Aclinou, P. ; idem ; p. 105.
[19] Quenum, B. ; Au pays des fons. Us et coutumes du Dahomey ; Maisonneuve et Larose, seconde édition, Paris 1999. ; p. 88
[20] L’idée de départ de ces collections était peut-être, en garnissant les "cabinets de curiosités" avec ces objets, de détenir les preuves "de l’état de sauvage" des êtres qui les avaient fabriqués.
[21] Ce qui amena certains à parler "d’art des aéroports" au colloque qui était associé au Premier Festival Mondial des Arts Nègres, en 1966 à Dakar ; une manifestation qui se voulait en continuité avec la Négritude.
[22] Je n’ignore pas que cette formulation dogmatique est bannie depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et même un peu avant ; le point culminant de cette évolution fut sans doute l’affaire Feeney à la fin des années quarante. Toutefois, il suffit de lire les constitutions dogmatiques issues du concile Vatican II pour s’apercevoir, que si la formulation est proscrite, l’idée de fond demeure…inchangée, pourrait-on dire ! On trouvera un déploiement du dogme par Aclinou, P. à :
[23] En Haïti, on écrit vaudou, ce fut le cas encore en France ; cependant, progressivement, l’écriture vodou, et surtout vodoun commence à s’imposer.
[24] Il était incarcéré en France quand fut proclamée l’indépendance.
[25] Autant dire des fétiches aussi !
[26] Les thèmes de cette série seront déployés dans un ouvrage prochain.
[27] D’où le titre de dieu des croisements qui est fréquemment donné à Lêgba.
[28] Aclinou, P. LCLV ; p.88.
[29] Aclinou, P. Une pédagogie…  p. 116.
[30] Idem ; p. 122.
[31] Aclinou, P. ; LCLV ; p. 192 – 203.
[33] Métraux Alfred ; Le vaudou haïtien ; Gallimard, 1958 ; p. 23.