lundi 25 septembre 2023

 MES LIVRES 

ET UN ENTRETIEN (vidéo)...

 

CINQ QUESTIONS POUR UN PARCOURS


LA RÉMINISCENCE 

 C’est là tout un programme !

Un programme si on veut cerner en profondeur le terme, et le concept qu’il recouvre par conséquent, car réminiscence met en œuvre non seulement la personne, mais aussi l’être. Et là, nous plongeons dans tout ce qui fait la palette de la vie mais aussi du vivre ; palette aussi bien objective que subjective, la vie autant de l’individu que de la société des hommes.

Dès lors, c’est une réflexion qui commence avec l’émergence de la conscience de soi[1] et elle ne peut prendre fin, selon moi, qu’au terme de l’existence de l’individu bien sûr, mais sans doute aussi de l’espèce humaine.

C’est dire que nous abordons là un problème gigantesque ! Un problème qui nous préoccupe, nous humains, depuis plus de 10 mille ans au moins !

Vous comprendrez que je tremble d’avancer ma réflexion sur la question. Et cela, même sans prendre en compte le fait que le concept de réminiscence est une donnée centrale de la pensée de Platon, élève de Socrate. Ne pas prendre en compte cette pensée car, la réminiscence chez Platon se situe au niveau fondamental de sa spiritualité ; une spiritualité qui place sa réflexion, sa recherche et son enseignement au rayon d’une forme d’ésotérisme ; et cela on peut ne pas le partager. En effet, c’est à l’âme, selon sa conception, que Platon fixe la fonction de réminiscence.

Pour résumer, Platon considérait que l’âme en toutes ses composantes a eu accès à tout le savoir, l’âme connaitrait tout ; elle connaitrait tout ce qu’il y a à connaitre, et cela, avant d’être "insérée" dans un corps ; avant donc de "piloter" l’homme. Dès lors, il suffit que par réminiscence, l’âme se remémore ce qu’elle sait pour conduire l’homme à savoir à son tour.

C’est principalement dans le Menon que Platon expose sa postulation, mais d’autres de ses dialogues en distribuent des éléments. Ainsi, par réminiscence l’âme pilote, selon Platon, la cognition chez l’homme.

Je ne peux placer ma réflexion à ce niveau de postulation, et donner alors une dimension ésotérique, pour ainsi dire, au concept de réminiscence. Et cela, d’autant plus qu’une telle vision ne souligne aucunement l’action de la dynamique de la pensée volontaire chez l’homme. Une telle vision ne met pas en exergue la qualité et la portée de la propension à s’interroger chez l’humain. La propension à s’interroger est fondamentalement ontologique chez l’homme selon moi.

Bien entendu, je ne parle pas non plus de la place que tient la réminiscence et son importance dans notre parcours au quotidien de notre vie ni de ces moments qu’on aimerait revivre, et revivre encore parce que se présentant comme les retours du goût des sucreries qui nous ont charmé à un moment ou à un autre. Non, je parle de réminiscence des profondeurs de notre être ; réminiscence qui fait que nous nous sentons élément d’une chaine, ou une parcelle de ce "quelque chose" d’insaisissable, et qui est perçu par microseconde avant de s’évanouir... et qui pourtant semble nous dépasser...

N’est-ce pas de là, de cette forme de réminiscence, que viendrait le monisme formalisé par ceux qui pensent que le créateur fait partie de sa création allant ainsi au-delà de la postulation de Platon... C’est surtout la méditation de l’Extrême Orient, l’Asie donc, qui nous propose cette vision de la spiritualité, notamment avec le Tao, mais pas seulement. Signalons au passage pour simplifier, que dans la pensée chinoise, la théologie[2] est donnée par le Tao ; le ritualisme[3] est donné par le Confucianisme tandis que le mysticisme[4] est donné par le Bouddhisme, alors que le christianisme et l’islam par exemple, amalgament les trois.

La réminiscence est-elle toujours une affaire de conscience pourrait - on se demander quand nous abordons la notion dans sa profondeur ? À partir de cette interrogation, nous sommes amenés à considérer deux aspects du concept :

            * Un aspect objectif, j’allais dire terre à terre, en cela que c’est d’abord le retour de souvenirs, ou mieux, l’absence d’oubli de souvenirs, réels ou imaginaires, qui demeurent en nous et qui nous portent à l’émotivité provoquée par moments dans notre esprit.

            * Un aspect religieux, théologique, et plus profondément métaphysique ; c’est-à-dire un exercice de spéculation de notre pensée qui se déroule à l’infini. Autant dire, un exercice qui met en œuvre notre propension à nous interroger, le véritable, voire le seul moteur de la marche de l’homme.

C’est sans doute ce second aspect, l’aspect spéculatif, qui autorise un développement pour saisir le sens profond qui existe nécessairement, car qui dit qui dit aspect spéculatif dit une réflexion et une méditation qui ne peuvent connaître de terme. Cet aspect peut se comprendre comme un effort qui doit être déployé à l’infini pour répondre à la question "D’où venons - nous ? " Mais aussi : "pourquoi nous... comme tout ce qui est, existe ?"

Il est évident qu’il ne s’agit nullement de notre corps - physique - dont très tôt les hommes se sont comme méfiés, sans raisons selon moi, car sans le corps et ses fonctions, l’homme ne peut accéder à quoi que ce soit y compris s’interroger, que ce soit pour ce qui "est " en nous, ou bien que ce soit pour tout ce qui se trouve en dehors de nous. Le problème vient, me semble-t-il du fait que certaines aptitudes du corps nous échappent parce que nous ne parvenons pas à les contraindre aisément au principe de raison, autre certitude de l’être humain.

Sans le corps, reste la pensée, une capacité dont l’une des fonctions est de nous permettre de nous évader dans toutes les directions du cognitif. Évasion ? N’est-ce pas là, le vrai moteur de notre affect ? Un moteur qui oriente la propension à s’interroger vers des horizons insoupçonnés.

Et si la réminiscence était le tissu qui provient de cette trilogie que forment la cognition, c’est-à-dire la propension à s’interroger en acte ; les affects, c’est-à-dire les réponses du corps et de l’esprit dans un mouvement déchanges ininterrompus et consécutifs à la propension à s’interroger ; et la conation, c’est-à-dire cette tension du corps et de l’esprit -là encore- pour conduire l’homme en acte et en action. La réminiscence, c’est donc un aller-retour vers l’origine, un retour, retour de soi vers la pensée et vers le corps qui sont en symbiose.

Nous avons ci-dessous un schéma possible de cette trilogie.


 En d’autres termes, pourquoi ne pas considérer que la véritable réminiscence est ce "besoin" d’évasion ? Dès lors que ce cette nécessité satisfaite, nous permet de nous installer, même pour un bref instant, dans des niches. Mais là, ce ne peut être que des niches psychiques et psychologiques, voire sécuritaires, dans lesquelles nous pouvons nous sentir sereins et apaisés. Et c’est à ce point que la conation peut nous conduire à poser des actes qui peuvent être de la prédation !

Réminiscence !

N’est-ce pas comme ces récits et contes qui, à chaque nouvelle écoute, nous laissent en paix ; ce sont comme des "sucreries" de l’âme dont nous ne nous rassasions jamais !

Réminiscence !

Pouvons - nous exclure les "retours" douloureux ? La réminiscence de ces moments qu’on aurait souhaité ne pas se rappeler et qui pourtant surgissent, abrupts, et nous rappellent alors que le chemin de vie n’est ni uniforme ni sans accros...

On comprend alors que la réminiscence chez l’individu a de multiples facettes ; c’est sans doute sagesse de ne pas précipiter certaines de ces facettes dans l’oubli de l’inconscient car même là, leur influence sur notre cognition, sur nos affects et sur notre conation risque d’échapper à notre pleine conscience, la conscience, seul lieu où il nous est possible d’être maître dans les choix de notre route, de notre vie, et donc maître de nos actes et de nos interactions.

Je ne dois pas oublier de dire que la réminiscence est aussi un support de la mémoire de nos sociétés.

Et là aussi, les facettes sont innombrables ; qu’elle soit de joie, comme durant ces jours où il nous est agréable de nous retrouver ensemble pour perpétuer des heures inoubliables pendant lesquelles notre sociétés a su déployer une dimension de spiritualité incommensurable ; ou qu’elle soit de défiance et de replis, afin de nous souvenir pour pouvoir exorciser le retour des coups de boutoir du destin comme ceux d’autres hommes…ou encore les coups de boutoir que nous - même, nous avons assénés en toute conscience.

Dans un cas - celui de l’individu - comme dans l’autre - celui des sociétés - la réminiscence n’est pas seulement un refus aussi, un refus d’oublier les coups de couteaux qu’on a reçus, ne serait-ce que parce que la cicatrice demeure… mais également ceux qu’on a donnés et qui ont laissé à d’autres des cicatrices là encore, et qui reviennent nous hanter quelque postulation que nous inventons pour mettre notre conscience à l’abri. Hélas la réminiscence ramène toujours à l’esprit les jours endormis, et là, c’est notre spiritualité pour les accepter ou se dérober qui est mise à l’épreuve. N’est-ce pas là, le fait humain ?

À présent, prenons de la hauteur ; se faisant, nous nous plaçons en dehors de nous-même et de nos sociétés pour ne considérer que l’homme, ne considérer que le fait humain. Et là, la réminiscence prend toute une autre dimension tant dans sa qualité et ses facettes que dans sa fonction de mémoire. Cette dimension avec cette fonction nous est signalée depuis la plus haute antiquité, et c’est Aristote qui l’a fait de la façon la plus explicite possible. En effet, dans la "Métaphysique" il écrit :

 "L'homme a naturellement la passion de connaître ; et la preuve que ce penchant existe en nous tous, c'est le plaisir que nous prenons aux perceptions des sens."

Il s’agit d’un constat de l’auteur ; mais c’est un constat qu’il situe dans notre nature. C’est donc une donnée ontologique. Des données qu’Aristote lie à nos sens ; c’est-à-dire des données qui nous sont fournies par des "outils," les sens ; outils que nous partageons avec les animaux. Il écrit en effet :

"La nature, on le sait, a doué les animaux de la faculté de sentir. Mais, chez quelques-uns, la sensation ne produit pas le souvenir, [980b] tandis que chez d'autres elle le produit. C'est là ce qui fait que ces derniers sont plus intelligents, et qu'ils sont susceptibles de s'instruire infiniment plus que ceux qui n'ont pas la faculté de la mémoire."

Il y a donc une différence entre les animaux et nous les humains ; c’est la mémoire. Celle-ci chez l’homme, enregistre ces données pour les restituer ensuite aux fins de la cognition… Réminiscence donc[5] !

Ainsi : "C'est la mémoire qui forme l'expérience dans l'esprit de l'homme ; car les souvenirs d’une même chose constituent, en se multipliant pour chaque cas, l'expérience dans toute son énergie." De même "…un grand nombre de notions déposées dans l'esprit par l'expérience, il se forme une conception générale, qui s'applique à tous les cas analogues."

Nous retrouvons donc la réminiscence, notre propos, même s’il convient de noter qu’Aristote distingue la réminiscence de la mémoire. Réminiscence qu’Aristote considère comme le moteur de la réflexion[6] ; qu’il considère comme le moteur du désir de savoir, "la passion de connaître," qui est pratiquement absent chez l’animal. Ainsi donc, la réminiscence, qui est chez l’homme une mémoire dynamique, une mémoire en acte, constitue un processus essentiel du fait humain.

En d’autres termes, la réminiscence est inséparable de la propension à s’interroger, elle qui nous a conduit là où nous nous trouvons aujourd’hui, en route pour les étoiles.

Pour conclure, je dois dire que je n’ai fait qu’effleurer ce grand texte d’Aristote qu’est la Métaphysique[7] ; mon objectif se faisant, est de montrer la dimension polysémique de la réminiscence dont ce texte et d’autres écrits d’Aristote mettent la fonction cognitive en lumière ; ils en soulignent l’excellence !

Toutefois, j’ai conscience que bien des facettes de la réminiscence ne sont pas déployées dans ces quelques lignes ; il serait nécessaire pour cela, de leur consacrer des milliers de pages !

Voici un exemple : quelle différence faire entre mémoire et réminiscence ?

J’ai déployé mon analyse en faignant de poser que les deux sont équivalents, et j’en ai tiré une conclusion étendue à partir de la réflexion d’Aristote dans la Métaphysique.

Une telle équivalence est-elle avérée ?

Si oui, comment le montrer et quelles conclusions en tirer pour la cognition qui nous intéresse ? Sinon, comment le prouver là aussi, et quelles leçons en tirer ?

En fait, j’ai biaisé en présupposant une inégalité dans le prolongement de la vision d’Aristote ; cela en considérant que réminiscence est un concept dynamique tandis que mémoire serait un concept statique.

Je n’ai rien démontré dans un cas comme dans l’autre ; j’ai seulement fait appel à ma propension à m’interroger pour valider ce qui me semble correspondre au "bon sens" ; c’est en cela que je parle de tricherie sans que ce soit dramatique, dès lors que cela me permet de lancer le débat, voire la controverse, sans aucun dogmatisme sur cette possible facette. Je suis convaincu qu’on est d’abord être humain (réminiscence et mémoire) avant d’être quoi que ce soit d’autre.

Devons - nous revenir sur la question ? Probablement oui, mais sans doute dans un autre contexte. Un contexte dans lequel il serait instructif de mettre en parallèle les considérations sur la cognition vue selon Platon, comparée à celles que privilégie Aristote. Nous avons en effet écarté au début de notre propos la vision de Platon sur la cognition qui passe explicitement par la réminiscence dévolue à l’âme, et à la fin, nous avons déployé celle d’Aristote qui passe elle, par la mémoire et par les organes des sens de l’homme. Ainsi :

            Pour Platon, c’est l’âme qui possède le savoir ; l’âme a toute la connaissance, et une fois insérée dans le corps, elle peut par réminiscence conduire l’homme vers la connaissance. En d’autres termes, c’est par le conceptuel que nous cherchons à savoir.

Dans ce cas, doit-on comprendre que la connaissance ne serait qu’arriver à se souvenir ? Ne serait-ce pas réduire, voire nier la dimension et la portée de la propension à s’interroger de l’être humain ?

            Pour Aristote, chercher à savoir est une donnée ontologique chez l’homme ; c’est de sa nature. La cognition est mise en œuvre en utilisant les données acquises par les sens, notamment la vue, et surtout l’ouïe[8], que privilégie Aristote. Des données qui s’enregistrent dans la mémoire d’où elles servent (par réminiscence) à nourrir la propension à s’interroger.

En d’autres termes pour Aristote, c’est par l’observation que commence la cognition ; c’est la primauté[9] des données sensitives sur tout ce qui vient du conceptuel. Ce qui nous a fait écrire[10] : "La philosophie occidentale retient en effet : "Nihil est in intellectu quin prius fuerit in sensu." Ce qui veut dire : "rien n’est dans l’intellect qui n’ait été auparavant dans les sens."

Si la réminiscence est l’œuvre de la mémoire en acte de l’être humain - et non celle d’une âme en migration – elle est indissociablement liée à la propension à s’interroger. Voilà pourquoi un être humain doit "se raser la tête au moins une fois par jour" !

LA CLAIRVOYANCE :

 Si la réminiscence semble s’adosser au passé pour l’individu comme pour la société, qu’elle soit voulue ou intemporelle, la clairvoyance par contre, n’est-ce pas comme le fin rayon d’une faible lampe avec laquelle nous cherchons où poser notre prochain pas ? Nous sommes donc comme placés entre deux moments dont l’un semble s’éloigner sans jamais partir totalement - celui de la réminiscence – et dont l’autre, - celui de la clairvoyance – se fait désirer sans jamais totalement se découvrir. Reste l’homme !

Restent l’homme et un pari. Un pari car, la clairvoyance est d’abord une postulation faite sur le futur avec les deux outils qui sont :

            - La propension à s’interroger. Ce premier outil, qui est incontournable, est ce qui fait l’humain, nous l’avons dit. Il nous a conduit de l’errance à la pierre taillée d’abord, puis jusqu’aux portes des étoiles aidée en cela par la réminiscence, comme nous venons de le dire également.

            - L’autre, le bon sens[11] ; ce second outil nous attache à l’autre et au monde, dès lors que nous n’oublions pas qu’il n’y a d’homme que social ; toutefois, c’est un "social" dont nous sommes à la fois partie prenante, et en même temps, détaché pour pouvoir l’observer en prenant de la hauteur.

Je dis bien prendre de la hauteur et non prendre du recul. Dans le premier cas, prendre de la hauteur, nous sommes censés nous départir de tout : a priori, prérequis, opinions et pré opinions… c’est-à-dire que nous sommes censés n’avoir d’autre bagage que la conscience de l’homme, notre unique bien. Dans le second cas, prendre du recul, nous restons enchainés à notre mimésis sociétale, au risque d’en faire un paradigme qui est placé souvent avant l’homme, et même avant d’autres sociétés humaines que la nôtre. Dès lors, l’écoute de l’autre devient contingentée.

Vous évoquez le père et le grand-père, nous retrouvons ainsi dans le voyage au quotidien ; et là, la clairvoyance, sans se départir de sa dimension humaniste, pointe la route que suit chaque pas à faire en évitant écueils et égarements. Père pour moi, c’est le passé, reste à être une disponibilité pour ceux pour qui je suis père, s’ils le souhaitent et quand ils le souhaitent, pour confronter ce que chacun perçoit avec le "fin rayon de la faible lampe" dont il est question au début de ce propos.

Quant au grand-père, il lui revient peut-être de pointer tous les horizons vers lesquels le regard doit tendre à vingt ans afin de se poser les questions auxquelles on trouvera, peut-être, des réponses quarante ou cinquante ans plus tard ! C’est ma conviction ; ce fut ma route ; aujourd’hui encore il en demeure de ces questions comme par exemple, "comment l’homme peut–il sortir de l’inégalité conceptuelle ? " Il n’y a pas encore de réponses ; mais pourrait-il y en avoir ?

Clairvoyance ? J’ai conscience qu’à partir d’un certain âge, les paradigmes selon lesquels on a conduit son existence ne sont surement plus les mêmes pour ceux qui commencent le parcours ; forcément ! Cela rend circonspect et prudent quant au jugement. J’ai donc pris l’habitude de dire pour ceux-là qu’un grand-père a un droit de vote, tandis que les parents ont un droit de véto !

Vous voyez, à partir d’un certain âge, je ne suis pas convaincu qu’il faille chercher à distinguer entre réminiscence et clairvoyance… car alors, nous risquons peut-être de prendre l’une pour l’autre.

Est-ce à dire que l’heure de la synthèse est arrivée ? Et puis, y a-t-il pour un individu, un moment où une synthèse s’impose ?

Si la réponse est oui, ce ne peut être qu’à travers l’emprise des réalités. Alors : réalité !

Mais avant cela, on doit se demander si la clairvoyance est le fait de l’individu seul.

La réponse est ouvertement non ; la clairvoyance est - et cela, éminemment - le fait des sociétés aussi.

Au niveau des sociétés.

C’est sans doute à ce niveau, celui de la société, que la clairvoyance prend une dimension conceptuelle. Donner une dimension conceptuelle aux choses et aux idées aussi bien qu’à des êtres est la méthode de choix que nous hommes, avons trouvé pour nous affranchir de toutes barrières quelle qu’en soit la nature... y compris celles qui pourraient signer notre perdition !

Avec cette dimension conceptuelle, la notion de clairvoyance peut s’associer à l’inégalité conceptuelle[12]. Dès lors, elle va servir à déployer toutes les facettes de nos sociétés. En particulier, elle peut servir aussi bien de paradigme que d’alibi. Si en principe, la clairvoyance est "innocente" au niveau individuel et même sociétale, elle devient, au niveau des systèmes, l’argument de choix pour justifier l’usage des fruits de la pensée pour s’attaquer à l’homme, support de cette même pensée et producteur de ces fruits ; l’abattre avec sa propre production... tel est l’homme !

Après cela comment pourrais - je répondre à votre question :" Qu'est-ce que vous avez pronostiqué pour les prochaines décennies ?"

Reste l’espoir ! Et là, l’homme est superbement souverain ! C’est dans cette souveraineté que je place mon espoir, car inexorablement, l’homme a toujours fini par balayer ceux qui prétendent lui barrer la route... toujours !

Louer la clairvoyance peut se comprendre, mais il faut se garder d’en oublier celles de ses facettes qui affleurent quand notre tendance à la prédation prend le dessus dans nos interactions.

Bien des intentionnalités de nos sociétés présupposent la clairvoyance pour passer à l’acte, mais dans ces cas - là, nous préférons évoquer la prévoyance. Au niveau des interactions comme à celui des actes, prévoyance et clairvoyance se posent en paradigmes interchangeables ; c’est le cas, notamment quand nos sociétés se muent en systèmes dogmatique. De là, vient souvent le fait que la clairvoyance supposée apparait avec le recul comme un alibi pour justifier la prédation déployée par les systèmes.

"Le meilleur est à venir !" c’est là, une note d’espoir ; vous avez raison ! Mais qui déterminera les caractéristiques de ce meilleur ? Pour qui, et pour quoi, est-ce le meilleur ?

Selon qu’il s’agisse de l’individu, de la société ou des systèmes, ce meilleur peut être redoutable !

Que reste-t-il alors à la clairvoyance ?

Peut-être la détermination à rester maître de l’usage de sa tête, c’est-à-dire maître de la réalité que la clairvoyance de l’individu laisse prévoir.

LA RÉALITÉ :

Comment dire la réalité sans s’exposer à un parti pris ? Je l’ignore.

Comment dire la réalité sans au préalable répondre à la question suivante :

Qu’est-ce que la réalité ?

Mais c’est là, une question qui peut nous laisser perplexe à première vue, ou pire, susciter l’incompréhension voire une manière d’ironie à l’encontre de celui qui poserait une telle question.

Nous pouvons cependant chercher à y répondre - sans oublier que parler de réalité doit s’entendre comme devant donc porter sur toutes les facettes - répondre en considérant :

 - l’individu

 - la société.

 - la cognition.

 Au niveau de l’individu, la question de dire ce qu’est la réalité se limite généralement à préciser ce à quoi on a accès, en sous-entendant que cet accès est aussi bien direct qu’indirect. Dans le premier cas, on peut considérer que c’est une question de moyens mais aussi d’héritage ; cela signifie que la réalité traduit ce à quoi nous avons objectivement accès par notre équipement biologique, notre équipement primaire que sont les sens, c’est ce que nous avons vu avec les considérations d’Aristote sur le rôle de la mémoire dans le désir de savoir.

Il faut comprendre que l’utilisation d’"outils" périphériques et artificiels ne change rien à cela, car l’outil de ce type n’est toujours qu’un intermédiaire de notre fabrication ; c’est une interface entre notre équipement biologique, les sens, et notre cerveau.

Il apparait que la réalité comporte deux ensembles ; il y a celle qui est observable et celle qui est logée dans notre esprit sans pour autant être l’objet d’une observation personnelle. En clair, la réalité concerne aussi ce que nous croyons savoir. On voit l’importance de faire la différence entre les deux, notamment lors des échanges avec nos semblables ; faire la différence entre ce que je sais et ce que je crois, et en être conscient lors des interactions.

On voit ainsi que la notion de réalité est très complexe, et cela, d’autant plus que d’autres facettes peuvent se révéler indispensables à prendre en compte. Il en est ainsi par exemple de la distinction entre réalité et vérité. Pour une expression subversive de cette facette, on se demanderait si réalité égale vérité ; problème de sémantique donc !

Au seul niveau de l’individu, la question de la réalité peut prendre une dimension incommensurable, or l’homme est toujours mal à l’aise face à tout incommensurable ; il lui semble en effet perdre pied… peut-être en est-il ainsi effectivement ! Alors, aussi bien lui-même, à titre personnel, que la société, mettent en place des paradigmes protecteurs qui sont installés dans la mimésis sociétale, mais installés également dans d’autres compartiments de son être et de son existence. Nous retrouvons là, la question des ressentis et des a priori.

On mesure ainsi l’implication du fait sociétal dans l’accès à la réalité et la compréhension de ce qu’elle est. Sous cet angle, dire ce qu’est la réalité n’est pas seulement en présenter l’aspect objectif. La société peut formater, volontairement ou non, ce que nous, individus, sommes invités à considérer comme telle. N’est-ce pas là, le véritable sens de l’expression "politiquement correct" ? Une expression que nous utilisons sans même y réfléchir.

Il est aisé de considérer que la seule réalité véritable est celle que la science décrit ou peut décrire... mais alors quelle science ?

Celle d’hier ? Que nous n’avons pas cessé de corriger, de réviser et d’actualiser sans sourciller, en oubliant que nous étions prêts à tuer pour elle... que dis-je... pour elle, nous avons allègrement tué, sans regrets et sans remords véritablement, ni alors ni maintenant[13].

Celle d’aujourd’hui ? Dont la seule certitude est notre acharnement à la considérer comme immuable ! Et gare à qui dirait le contraire ! Devons - nous parler d’absence de modestie ou simplement d’arrogance ?

Mais alors, la science serait - elle une perpétuelle fuite en avant ? Encore un problème de réalité !

Assurément non ; elle est, la science ! Elle est, car c’est notre propension à nous interroger qui en fait le générateur incomparable de balises pour les pas et la pensée de l’homme. Ces balises se déplacent ; elles avancent et changent au fur et à mesure que la propension à s’interroger nous conduit à débroussailler ; dès lors, les balises doivent évoluer, c’est sans doute ces évolutions qui nous posent problème, car elles ne sont pas toujours aisées à comprendre, et donc à accepter.

Ce sont des balises dynamiques plutôt que des réalités éternelles et éternellement prédéterminées. Par exemple, Uy Scutti, la super géante, n’est-elle pas de ces réalités qui nous fascinent parce que faisant partie des 6 à 7 % seulement que nous connaissons, semble-t-il, de l’ensemble de l’énergie de notre univers ? Comment peut-on parler de réalité quand plus de 90 % de ce qui constitue ou qui forme notre univers nous est inconnu ! Donc patience, et surtout modestie ! Faisons confiance à notre propension à nous interroger.

La réalité serait - elle alors l’ensemble constitué de ce que je sais (par les sciences...),de  ce que je suppose (par ma pensée et son conceptuel), de ce que je pressens (à partir de perceptions dont beaucoup resteront des hypothèse - suppositions de bon sens, jusqu’à ce que la propension en s’interroger œuvrant, je parvienne en en faire des balises assurées). Mais, la seule assurance de validité dans ce cas est mon honnêteté pour laquelle ma conscience de soi doit être la seule et unique juge.

Patience, car notre propension à nous interroger ne s’arrêtant jamais, nous pouvons espérer réduire la part de ce gigantesque inconnu... à condition de... durer ! C’est là aussi une chose qui doit nous préoccuper ; savoir si nous aurons la sagesse d’éviter d’utiliser les fruits de la pensée pour ... nous abattre... tout simplement ! Pour nous effacer... gaillardement !

La Terre et/ou l'homme sont-ils beaux ? Moches ? demandez - vous !

Je l’ignore ; comment le savoir en effet quand beau et moche relèvent d’une relativité qui pointe vers tous les horizons. Mais ce qui est certain, c’est l’extraordinaire beauté de la pensée de l’homme dans ce qu’elle est capable d’atteindre très loin dans le passé, et très loin dans le futur, dès qu’elle n’oublie pas les balises dynamiques dont il est question ci-dessus. C’est cela, cette extraordinaire capacité de la pensée, qui œuvre contre vents et marrés qui fait l’humain... et cet humain est gigantesque !

Très loin dans le passé pour s’approcher de plus en plus de ce continuum de potentialités[14] d’où tout ce qui existe est issu.

Très loin dans le futur et tenter de comprendre quelle forme prendra ce qui provient de ce continuum de potentialités, même si ce sera sans nous… on peut en être certain ; mais avec un autre support de la pensée... surement !

C’est là, la conviction du scientifique... mais attention : réalité ou illusion ? Comment les situer ?

LA SYNTHÈSE :

 N’est-ce pas pour faire le point puis aller plus loin, que l’individu se risque à une synthèse ? Mais une telle synthèse n’aura de sens que si "sa" vérité n’est pas une cassette fermée[15] ; en effet, Kafka a raison quand il dit : " Comme l’air pour le corps, l’esprit a besoin de la vérité" Vous voyez donc que mettre du sens n’est pas simple car seul l’esprit est concerné ; le corps s’en tire toujours... ou nous abandonne !

"Où mettre du sens ? Comment ? et pourquoi ?" demandez - vous.

On ne peut répondre que pour l’esprit. Mais alors, quel esprit ? Le mien... qui n’est même pas un grain de sable ?

Celui des miens ? C’est à peine un grain de sable encore !

Il ne reste alors que l’homme ! Celui qui doit être une fois que nous serions parvenus à éradiquer consciemment et volontairement l’inégalité conceptuelle. Pour cela, pour la venue de cet homme-là, il nous faut sortir absolument en effet de cette inégalité conceptuelle qui nous sert de moteur depuis des millénaires...

J’ai déjà dit que je n’ai qu’un bien, un seul : l’homme ; et j’ajoute que c’est le seul que personne ne peut m’enlever, pas même le destin...

Alors, mettre du sens ce ne peut être que pour lui.

Comment ? Par lui, bien sûr !

Pourquoi ? Parce que lui, justement !

La seule véritable synthèse selon moi, c’est de regarder le passé et avoir le courage et l’intelligence d’en souligner effectivement les égarements… sans honte et en toute conscience. Au premier rang de ces égarements, il y a le fait de jeter des hommes en pâture à d’autres hommes, sans hésiter, sans sourciller ... parce que prêt à recommencer... encore et encore !

DEMAIN :

 C’est ici que je me dois de fournir un éclairage sur l’historique du Musée Virtuel du Mot.

En effet, à l’origine ce ne sont pas les Mots qui m’ont servi de balises ; non, ce sont les réflexions. Des réflexions ayant pris forme et s’étant imposées, il a fallu trouver l’expression qui les servaient le mieux ; ce furent les Mots. Par la suite, ceux-ci à leur tour, ont poussé la pensée vers d’autres horizons et ont mis en lumières d’autres facettes possibles mais non exclusives du terme...

Je dois le préciser pour que chacun comprenne que le mot ne fut jamais une origine mais un aboutissement. La seule origine, l’origine véritable est, et ne peut être, que la propension à s’interroger… encore et toujours !

Vous me proposez demain comme point de départ (de la réflexion) ; comment la faire ? en faisant appel à la réminiscence ? A la clairvoyance ? A la réalité ? ... J’ai choisi synthèse !

Or ce choix, synthèse, ne peut rendre demain qu’aujourd’hui, pour dire l’éternité. Le musée propose :

AUJOURD'HUI

"Je vis aujourd'hui ; mais ce n'est pas aujourd'hui qui m'intéresse. J'attends demain serein et confiant, mais un fond d'angoisse demeure, et ce n'est pas demain qui m'intéresse. J'aspire à l'Éternité. J'aspire à l'Incommensurable non comme individu mais comme Être, comme une infime parcelle du Tout, insignifiant avorton, mais irrévocablement partie intégrante de l'existant.

Mon temps n'est, et ne peut être, qu'un battement à peine remarqué ; mais il est du Tout ; il est de l'Éternité."

Voilà pourquoi, comme je vous l’ai dit : "j'ai mis demain et hier dans aujourd’hui, mais uniquement pour moi ; sachant qu’à travers les trois : demain, aujourd'hui et hier, la seule certitude est hier ; tout le reste en dehors de cette certitude n'est que construction, ou alors un éphémère temporel dont le moteur reste l’espérance cependant... C'est cela précisément qui nous porte à mettre un pied devant l'autre… contre vents et marées...

Au fait, le seul évènement du futur dont nous sommes certains est notre mort... une évidence n'est-ce pas ?

EPILOGUE.

Voilà ce que je peux dire des Mots que vous m’avez proposés – en les accompagnant d’un contexte ou non – ils sont mis par moi au-delà du Musée, car je les ai placés volontairement dans les interactions.[16]

Je les ai placés également en dehors de tout dogmatisme ; vous l’avez compris.

Enfin, je tiens à dire que mon propos à leur sujet n’est qu’une ébauche, et cela ne peut être qu’une ébauche qui ouvre à l’échange, qui ouvre au dialogue…comme tout Le Musée Virtuel du Mot.

 

                                    Paul G. Aclinou                     septembre 2023




[1] Le vodoun : leçons de chose leçons de vie ; p. 440

[2] Le vodoun : leçons de chose leçons de vie ; p. 293

[3] Le vodoun : leçons de chose leçons de vie ; p. 300

[4] Le vodoun : leçons de chose leçons de vie ; p. 284

[5] Les deux, mémoire et réminiscence sont déployées plus explicitement par Aristote dans :" traité de la mémoire et de la réminiscence. Περὶ μνήμης καὶ ἀναμνήσεως ; https://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/memoire.htm

[6] L’importance du propos d’Aristote est telle que Michel Foucault le déploie dans son cours au collège de France de l’année 1970-1971 ; ce sont ses "Leçons sur la volonté de savoir." (Gallimard/Seuil). Michel Foucault écrit : "…la première phrase : Tous les hommes désirent le savoir par nature 11• Phrase qui implique, bien clairement, trois thèses :

1 o il existe un désir qui porte sur le savoir,

2° ce désir est universel et se trouve chez tous les hommes,

3° il est donné par la nature. - De ces thèses, Aristote va donner les preuves.

[7] Toutes les citations du passage proviennent du site : https://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/metaphysique1.htm.

[8] L’ouïe, car c’est elle qui par le langage nous permet, outre de communiquer, mais surtout de déployer la réflexion et les interactions avec l’autre.

[9] En page 605 de "Comprendre les fondamentaux du vodoun", nous avions souligné ceci en précisant qu’il y a conformité entre la vision d’Aristote et les conditions de la cognition que défini le vodoun avec les axes ; axe Est-Ouest, axe de l’observation, axe Lêgba qui prime sur l’axe Nord-Sud, axe du conceptuel, axe de Fa.

[10] Idem ; p.605.

[11] Il me faut préciser que "bon sens" n’a rien à voir avec le "politiquement correct" qui nous sert de paravent et de refuge.

[12] J’ai défini ailleurs la notion d’inégalité conceptuelle. Elle consiste à faire d’une différence, une inégalité et d’en tirer des conséquences dans les interactions et dans les actes.

[13] N’est-ce pas le cas de Giordano Bruno ? Pour ne citer qu’une victime…

[14] Voir Le vodoun, leçons de choses, leçons de vie, p. 265 – 368.

[15] Le Musée Virtuel du Mot, vérité ; seconde édition, p. 169.

[16] Au sens de ce qui définit l’Être selon moi. Voir Comprendre les fondamentaux du vodoun ; p. 616.