Un
triptyque car des trois volets que comporte le vodoun selon moi, à
savoir :
L’art
Le rituel
La pédagogie
Sont
autour et au service de l’homme.
Le
premier, l’aspect artistique, est le volet qui se retrouve dans les
musées le plus souvent. Il constitue un lien avec le monde extérieur au vodou,
le monde occidental notamment. C’est à partir de ce lien que le concept d’art
(pour l’art) est entré dans cette culture car, la fonction première de la
statuaire par exemple n’est pas d’ordre artistique. Il servait et sert encore
de support symbolique au second volet.
Le
second volet, le rituel, est celui qui est le plus connu et qui fait
l’heur et malheur de la pratique comme de la culture vodou au niveau des
ressentis à l’extérieur de la zone d’influence. C’est à ce volet que se réduit
le plus souvent le vodou pour la quasi-totalité des personnes, y compris dans
son aire d’existence ; ceci s’explique par le fait que c’est lui, le
rituel, qui structure le "nourrir son corps" et le "nourrir
son esprit" de la majorité de ceux qui relèvent de cette culture, et
cela depuis plusieurs siècles. Mais ce rituel n’est que la face visible - comme
le premier volet - du vodoun, une face visible qui occulte totalement le
troisième volet, pour moi fondamental, en cela que c’est sur lui que repose
l’ensemble, c’est ce volet qui expose les fins qu’espéraient les fondateurs
–anonymes- du système.
Ce
troisième volet, que j’appelle la pédagogie cachée, est en fait
extrêmement présent à condition de s’y arrêter, et surtout de s’y arrêter pour
le déployer. C’est ce déploiement que je propose d’initier. Je tente de montrer
qu’une autre approche de la culture vodoun est possible, une approche qui ne
rejette aucunement les deux premiers volets mais révèle l’existence du
troisième et en montre l’importance, du moins je l’espère. C’est là, l’objet d’une
conférence donnée à l’occasion de l’exposition "le Vodou, du visible
à l'invisible" du 20 mars au 31 juillet 2014. Cet article est le
texte de cette intervention qui veut proposer un autre regard sur le vodoun
dont l’aire d’influence en Afrique est donnée par la carte suivante.
La carte de la zone d’origine[1]
La
tentation est de vouloir présenter pour commencer, ce qu’est le vodoun, en fait
personne je pense, n’en ignore rien tant
les interactions avec les pays où il est pratiqué sont nombreuses que ce soit
en Afrique ou bien que ce soit dans les Caraïbes, à Haïti ou bien en Amérique
du Nord comme du Sud. Ce vodoun là est celui du rituel, il est celui de la
religiosité. C’est ce vodoun là qui est visible, éclatant, intempestif peut –
être.
Le
vodoun dont je voudrais vous entretenir est plus profond. Il est à la fois
visible et invisible, en tout cas transparent. Visible parce qu’il se superpose
au premier, celui que tout le monde connait, il en utilise certains éléments. Il
est transparent, voire invisible, parce qu’il véhicule un autre message, un message
qui relève d’un autre magistère ; un message auquel on ne peut avoir accès
qu’en se plaçant délibérément dans une optique pédagogique.
Ces
deux vodoun se retrouvent en un unique point de convergence, un point qui n’est
autre que l’homme, car, c’est à lui que l’un et l’autre s’adressent, à
condition toutefois qu’il fasse l’effort d’aller à la recherche du second ;
car, si le premier s’impose à lui comme fait sociétal et cultuel qui détermine
le rituel, le second, lui, nécessite une démarche volontaire de sa part.
Le triptyque fondamental
L’homme
donc, mais à quel niveau devons-nous situer la motivation que le fait œuvrer ?
A quel niveau devons-nous situer la justification des deux couches ? A
celui des sens ou bien à celui de la raison ?
La
question se pose car, les couches précédentes sont totalement distinctes l’une
de l’autre, c’est-à-dire qu’à partir d’un même symbole quel qu’il soit, parole,
geste ou image artistique… on peut aboutir soit au magistère de la foi, soit au
magistère de la raison. Le plus remarquable, c’est que nous sommes à l’aise
dans chacun de ces magistères dès lors que nous avons opté – volontairement ou
inconsciemment portés par le bain culturel – d’orienter le symbole vers l’un ou
l’autre paradigme.
Voici un exemple,
celui du dieu des guérisons, le dieu de la médecine que nous allons traiter en
détail plu loin : Osanyi. Le magistère de la foi conduit l’homme à
s’adresser à lui pour obtenir guérison et bonne santé par les plantes, les
couleurs et par les sons que le dieu sait mettre en œuvre. On le fait sans se
poser de question sur le comment. Si nous examinons même sommairement la
représentation sculpturale du dieu, qui est le symbole ici, nous verrons que cet
examen nous conduit à écarter le paradigme de la foi, ou au moins à le mettre
en doute.
Le
même symbole, nous oriente alors, à partir de notre examen, sur la pédagogie
dès que nous prenons en compte les raisons qui expliquent que la sculpture soit
ainsi configurée ; dès lors, la leçon relève entièrement du domaine de la
raison. Les conclusions n’ont plus rien à voir avec la santé physique ou
mentale de l’homme. Il sera encore question de santé certes, mais de celle du
groupe, le groupe social et le vivre ensemble en son sein ; on a ainsi un
changement complet de perspective !
On
voit sur cet exemple que la déconnection entre les deux magistères, qui se partagent
le même symbole, est totale ; ils ne sont ni en concurrence ni en
opposition ; c’est cette déconnection qui explique que le rituel même
envahissant, même intempestif n’a pas le moindre effet sur le contenu caché que
je préfère dire translucide, celui du magistère de la raison.
Les
deux magistères cohabitent et fonctionnent indépendamment l’un de l’autre sauf
à partager le même symbole ; ils fonctionnent, chacun, sans altérer la
logique interne de la rationalité de l’autre.
C’est en cela que réside l’extraordinaire souplesse conceptuelle de ceux
qui sont à l’origine du système que nous appelons vodoun.
Le triptyque
Dans
la pratique, seul le magistère de la foi s’exprime, c’est la ritualité, mais
une ritualité qui a ceci de particulier qu’elle omet une règle primordiale du
magistère de la foi, je veux dire la foi en la divinité à laquelle on
s’adresse.
En
effet, quand on s’adresse au bokonon, qui est aussi le guérisseur, pour avoir
une réponse que ce soit pour son avenir ou que ce soit pour des difficultés
présentes de toutes natures, le bokonon se fiche de savoir si vous croyez en Fa
en Lêgba ou en tout autre divinité qu’il invoque… en clair, il semble que le
résultat, succès ou échec, n’est
aucunement conditionné par la foi ; c’est exactement comme quand nous
nous rendons chez un médecin ! C’est comme faire appel à un spécialiste
dont c’est la fonction de traiter votre demande. Cela revient à dire
qu’inconsciemment, on considère que les dieux sont à disposition, ils ont leur
exigence certes, mais ils sont là pour l’homme !
Nous
sommes quand même dans le magistère de la foi, mais une foi qui est globale et
qui pose que s’adresser aux dieux est une règle de la vie, et donc qui ne se
discute pas ni par les dieux ni par les hommes ; c’est donc une foi qui
est d’abord culturelle avant de donner lieu au cultuel ; c’est le vodoun
standard.
Idée de base
Il
y a une idée de base dans le vodoun quel que soit l’angle sous lequel on le
considère, une idée, que nous pouvons dire absolue, elle semble dire
l’indétermination fondamentale de l’existence. C’est-à-dire que les concepteurs
du système posent que rien ne peut être considéré comme prédéterminé ou imposé
à l’existence de l’homme. Dès lors, il doit se construire son "bien-vivre", il doit combattre
pour ce "bien-vivre" car il possède la vie, une vie qui est
contingente de par sa naissance. Mais, le bien-vivre ne peut être que de son
fait et de celui de sa société ; d’où, il faut former l’un et l’autre,
c’est le propos de la pédagogie. Le combat qui résulte de l’obligation de bâtir
son bien-vivre est une négociation,
une négociation permanente ; c’est une nécessaire négociation avec les
dieux, mais aussi avec les hommes.
Les
outils de cette négociation sont les dieux eux-mêmes et des règles qui
s’imposent à tous, dieux compris. Voilà pourquoi ces auteurs anonymes nous
présentent des dieux qui se constituent en faisant désigner le premier d’entre
eux par Dieu, l’Être Suprême ; c’est le fameux voyage des dieux[2].
Ces
auteurs précisent également les manières dont l’homme peut entrer dans cette
négociation en délimitant deux cadres que les deux couches utilisent :
* Un cadre spécifique qui est celui
des fonctions de chaque divinité.
* Un cadre plus généraliste qui ne
concerne que deux divinités, les dieux Lêgba et Fa, et dans lequel chaque
détail doit être examiné et resitué dans le déroulement de l’action. C’est ce
duo du cadre généraliste qui pilote l’ensemble de la pédagogie tout en
présentant des spécificités qui les rattache au premier cadre.
C’est
dans ce cadre généraliste que se place l’essentiel de l’action pédagogique,
c’est-à-dire le magistère de la raison ; c’est ce cadre qui déploie ce qui
dans le vodoun est translucide comme je le disais plus haut.
Je
vous propose d’osciller d’une couche à l’autre, mais en donnant la préférence
au magistère de la raison selon le plan suivant :
Les
dieux, un choix arbitraire, et leur constitution.
La
structure de Fa.
Le
duo Fa – Lêgba : les axes.
Quelques
déploiements de la pédagogie.
Osanyi,
dieu de la médecine.
Le
bouc du roi.
Le
cotonnier.
Lêgba
et le sexe féminin.
Les
deux amis.
Une
devise.
Conclusion.
Les dieux
Les
divinités des deux cadres doivent répondre aux critères suivants :
Absence de
gestes surnaturels ou surhumains.
Absence
d’agressivité gratuite, aussi bien entre eux qu’envers les Êtres humains.
Absence de férocité entre eux ou envers les
hommes.
Absence d’intervention de fées.
Absence de miracles ou d’actes irrationnels.
Une situation géographique indéterminée ;
ces divinités s’adressent donc à l’homme au sens générique, comme une sorte d’Universaux
dont le champ sémantique est la terre physique sur laquelle il se
déploie ; je ne dis pas sur laquelle il vit.
*
Groupe ethnique indéterminé.
* Ces
dieux ne mettent jamais en cause une ethnie, un peuple ou une race.
* Ces
dieux ne jettent jamais d’anathème sur une ethnie, un peuple, une société, une
race ou sur un pays.
En somme, ce sont des dieux qui n’ont ni peuple
ni terre !
J’en ai retenu huit ;
c’est un choix arbitraire qui repose sur les critères que je viens d’énumérer.
Les huit dieux
L’appariement de six des
huit dieux (sans Fa et Lêgba)
Il
est possible de les apparier en effet en tenant compte de leur fonction,
déclarée ou déduite de l’analyse de leur légende fondatrice ; ainsi :
Corrélation de l’axe
Fa-Lêgba avec les dieux.
La
mise en œuvre des fonctionnalités ainsi appariées se fait selon un axe que
forment les dieux Fa et Lêgba.
Structure de Fa.
Fa
avec Lêgba sont les deux divinités sur lesquelles repose toute la pédagogie
mais également l’essentiel du rituel. Ce sont les seules que nous voyons à
l’œuvre quelle que soit la situation, seules ou en association avec d’autres.
Pour
Lêgba, cette omniprésence se justifie selon le rituel, parce qu’il est le dieu
en chef, mais aussi parce que c’est par lui que passent tous les sacrifices
selon ce même rituel. Quant à Fa, sa présence incontournable dans tout acte
rituel se justifie par sa fonction de dieu de l’art divinatoire.
Quand
ensuite, on bascule dans le magistère de la pédagogie, l’action des deux
divinités apparait intriquée, le rituel le laisse entendre déjà en signalant
que les deux "vivent" ensemble, ou bien qu’il ne faut pas les séparer...
L’explication se découvre quand on pénètre la structure qui gouverne la
pédagogie, structure dans laquelle le dieu Fa se présente comme un concept qui
établit des relations avec tout ce qui peut faire la vie ; mais Fa n’est
en fait, qu’une facette, Lêgba étant l’autre, c’est ce duo qui pilote l’action
pédagogique dans le vodoun. Cela se fait par les signes de Fa. Ces figures
forment l’ossature de l’art divinatoire du dieu, mais ils constituent également
toute la programmation de la pédagogie. Ils sont élaborés à partir de deux
graphèmes verticaux qui sont associé par quatre, les tétragrammes ainsi obtenus
sont regroupés par deux pour donner le signe.
Les signes de Fa
Elaboration des tétragrammes,
l’alphabet
Les
tétragrammes sont rangés selon un ordre de priorité sur une base qui ne
parait pas évidente ; ils portent des noms, mais ne présentent aucun caractère
ou propriétés, comme s’il s’agissait d’un alphabet. Regroupés par deux, ils
vont donner les véritables signes de Fa, les "dou".
L’"alphabet", ordre de priorité
Les octagrammes, propriétés
Les octagrammes sont de deux types.
Ceux qui sont formés de deux tétragrammes identiques sont les figures-mères, il
y en a seize ; les autres associent deux tétragrammes différents, ce sont
les figures secondaires qui sont au nombre de deux-cent-quarante. Au niveau de
l’interprétation, les deux types jouent cependant le même rôle ; l’art
divinatoire ne les distingue pas.
Gbê médji (M)
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│ │
│ │
│ │
8
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Yéku médji (F)
││ ││
││ ││
││ ││
││ ││
16
|
Woli médji (M)
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│ │
│ │
││ ││
12
|
Di médji (F)
│ │
││ ││
││ │ │
│ │
12
|
Loso médji (M)
│ │
│ │
││ ││
││ ││
12
|
Wèlè médji (F)
││ ││
││ ││
│ │
│ │
12
|
Abla médji (M)
│ │
││ ││
││ ││
││ ││
14
|
Akla médji (F)
││ ││
││ ││
││ ││
│ │
14
|
Guda médji (M)
│ │
│ │
│ │
││ ││
10
|
Sa médji (F)
││ ││
│ │
│ │
│ │
10
|
Ka médji (M)
││ ││
│ │
││ ││
││ ││
14
|
Turukpê médji (F)
││ ││
││ ││
│ │
││ ││
14
|
Tula médji (M)
│ │
││ ││
│ │
│ │
10
|
Lètè médji (F)
│ │
│ │
││ ││
│ │
10
|
Cè médji (M)
│ │
││ ││
│ │
││ ││
12
|
Fu médji (F)
││ ││
│ │
││ ││
│ │
12
|
Les figures-mères dans
l’ordre de priorité
Les 4 premiers signes : aucune
symétrie entre - eux
Ils sont considérés comme les racines du monde d’un point
de vue conceptuel. Ces signes forment un écrin dans lequel s’insèrent tous les
autres, figures-mères et figures secondaires.
Les 12 signes symétriques 2 à 2.
Le duo Lêgba – Fa.
Les auteurs du vodoun
posent que les quatre premiers signes de Fa sont les piliers du monde.
Les
4 piliers
Ils vont les considérer
comme délimitant également un système d’axes : le premier et le second signes
déterminent un axe Est-Ouest, à savoir :
Gbê-Médji et Yeku-Médji ; cet axe est dit axe de Lêgba.
Axe
Lêgba.
Le troisième et le
quatrième signes déterminent un axe
Nord-Sud, à savoir Woli Médji et Di Médji, c’est l’axe de Fa.
Axe
Fa.
On songe immédiatement
aux quatre points cardinaux, il en est rien, il s’agit de tout autre chose, à
savoir que l’axe Lêgba détermine tout ce qui est objectif alors que l’axe Fa détermine tout ce qui est conceptuel. Ce sont les deux seules
divinités à qui sont attribués un axe et les fonctions qui en découlent.
Quant aux points
cardinaux, ils sont bien entendu, pris en compte, mais ils portent d’autres noms qui n’ont rien à voir
avec les signes de Fa ni avec les dieux Fa et Lêgba.
Les
points cardinaux.
L’intrication de Fa et de
Lêgba vient du fait que tout acte humain
résulte de l’interaction entre ce qui est objectif et le conceptuel, entre l’axe Est-Ouest et l’axe Nord-Sud. En
d’autres termes, vivre c’est faire interagir
l’objectif et le conceptuel. C’est le sens de "Fa et Lêgba vivent
ensemble" qui est un impératif dans le vodoun.
C’est à ce niveau
également que nous comprenons le fait que Lêgba soit dit première divinité, le
dieu en chef.
Primauté.
La primauté accordée par
le Tout Puissant à Lêgba n’est pas exclusive, en effet, dans plusieurs autres
légendes, Mawu accorde cette même primauté à Fa, d’où une dyarchie qui pourtant
ne bloque pas le fonctionnement du système, la raison vient du fait que chacun
d’eux préside un domaine d’action exclusif, le monde réel, directement
perceptible pour Lêgba, et le monde conceptuel, celui auquel on ne peut accéder
qu’après une construction mentale qui est le domaine de Fa. C’est l’exemple du
jour, du mois et de l’année qui vont de soi, une simple observation suffit à
les saisir, axe Lêgba ; alors que la semaine relève d’une
conceptualisation, axe de Fa. De même, si nous considérons les points
cardinaux, les points Est et Ouest vont de soi, axe Lêgba ; alors qu’il a
fallu aux hommes, une conceptualisation pour construire les points Nord et Sud.
Remarque :
Il
faut noter l’absence dans le vodoun d’un culte de Dieu, entendu comme Être
Suprême, cela s’explique très bien quand on prend en compte l’idée de base que j’évoquais plus haut. Le vodoun
pose en quelque sorte que le Tout Puissant ne peut entrer dans la négociation
qui est nécessaire entre les hommes et les divinités, ce qui revient à
clairement manifester que les divinités n’ont rien à voir avec la transcendance
–d’où, la possibilité de négocier avec elles- ; alors que le Tout Puissant
est la transcendance, et c’est ce qui est traduit par la manière de Le
nommer : Mawu, qui n’est qu’une phrase-concept, dont le déploiement fait
apparaître les raisons de cette absence de culte.
En
d’autre termes, la présence des "divinités" ne doit pas induire en
erreur, le vodoun est au plus haut point un monothéisme, qui plus est, un
monothéisme dualiste ; nous n’entrerons pas dans le détail ici.
Exemples de déploiements
Cette
remarque faite, je vous propose de nous intéresser surtout à ce magistère,
celui de la raison, la seconde couche, c’est-à-dire le magistère qui fonde la pédagogie. Je vous propose de le faire
à partir de trois types de réalités symboliques autour desquelles s’articulent
les deux aspects, les deux couches dont je viens de parler. La première réalité
est objective, la seconde est virtuelle, mais s’appuie sur une
réalité objective ; la troisièmes enfin est entièrement construite, il s’agit d’une expérience de pensée qui
présuppose une réalité fictive.
*
- Le symbole
de premier type relève du domaine de l’art, il peut être une réalité objective,
par exemple une sculpture. Nous allons en voir deux ; c’est-à-partir de
l’examen de la sculpture ou de l’image associée à la légende que nous aurons
accès à la leçon, la pédagogique :
Le dieu de la médecine, Osanyi.
L’image de Lêgba, dieu des croisements, dieu de l’intelligence ;
il s’agit de la figuration du dieu dans le domaine public, à l’entrée ou à
l’intérieur des villages.
* - Le symbole est l’image
virtuelle ou non, d’une réalité habituelle qui va servir d’appui à la
leçon ; je vous propose deux légendes qui vont utiliser une telle réalité
pour prodiguer la leçon.
La légende du bouc du roi.
La légende du cotonnier
* - Le symbole prend appui sur
une réalité qui est liée à un comportement ; plus précisément, le symbole
sera basé sur la notion de sacrifice. Je vous propose un exemple de ce type.
La légende des deux amis.
Une devise de Sa Médji.
Dieu de la guérison : Osanyi.
Comme
Osanyi
Photo Yuji Ono, sculpture vaudou Fon, Benin. Collection A.J. Kerchache.
Affiche exposition vaudou fondation Cartier, 2011
L’image
du dieu serait quelque chose comme cette photographie d’une sculpture, mais elle
traduit incomplètement la description que le récit donne de l’aspect d’Osanyi.
La légende fondatrice de cette divinité est en deux parties.
La
première précise que le dieu est capable de guérir tout ce que l’homme peut
connaître comme maladies et toutes les souffrances qu’elles entraînent, que ce
soit les maux du corps ou bien que ce soit ceux de l’esprit. Ce dieu est né
avec le corps entièrement recouvert de perles, des perles de toutes les
couleurs ; les couleurs sont, avec les plantes, les herbes et les sons,
les éléments que la divinité met en œuvre pour accomplir sa tâche, guérir.
L’efficacité de ce dieu est telle que les bokonons-guérisseurs n’avaient plus
rien à faire, tous les malades étant définitivement guéris par Osanyi. Affolés,
et inquiets pour eux – même et pour leurs familles, les guérisseurs allèrent
trouver Lêgba, chef des dieux pour se plaindre. Ils lui dirent : "Tu
vois, Osanyi guérit tout et tout le monde, car il connaît toutes les plantes
avec leurs vertus et celles de toutes les couleurs, il connaît tous les sons et sait comment les mettre en
œuvre pour le bien des malades, alors nous, hommes-guérisseurs, nous n’avons
plus de travail, nous n’avons plus rien à faire. Nous ne pouvons plus vivre,
nos familles ne peuvent plus vivre. Que vont devenir nos femmes et nos
enfants ? Qu’allons-nous devenir ? Quelle vie pouvons –nous avoir
sans malades à soigner ?" Lêgba, le dieu en chef reconnut le
bien-fondé de la plainte des hommes, car ils ont le droit de vivre.
C’est
ici qu’apparaît la seconde partie de la légende. Car, à la suite de la plainte
des hommes, alors qu’Osanyi dormait chez lui, Lêgba fit écrouler la maison sur
lui. Dans l’accident, le dieu des guérisons perdit un bras et une jambe ;
il perdit également un œil et l’usage d’une oreille. Par ailleurs, n’ayant pas
tenu parole à la suite d’un engagement qu’il avait pris en une autre occasion,
Osanyi perdit aussi l’usage de la parole ; on dit que depuis, ce sont les
oiseaux qui parlent pour lui.
L’imagerie
nous donne à voir sur un plan artistique, un manchot, unijambiste, borgne, à
moitié sourd et qui ne peut que couiner en guise de parole. Les prêtres de ce
dieu sont d’excellents ventriloques quand ils apparaissent en public. Voilà
donc l’image sculpturale que nous devons déployer selon les deux approches.
*
L’approche rituelle : le magistère de la foi.
Cette
approche pose que le dieu ainsi diminué physiquement ne peut plus se passer de
l’homme, le guérisseur, pour accomplir sa tâche. C’est lui, le bokonon qui peut
aller chercher plantes, herbes et autres ingrédients qui sont nécessaires.
L’approche rituelle explique la remarquable connaissance qu’ont les guérisseurs
des plantes et des maux qu’elles permettent de soigner. Cette connaissance leur
est imposée par les nécessités de leur profession. La pharmacopée dans le
vodoun trouve son origine dans l’approche rituelle de cette divinité. C’est
cette pharmacopée que nous perdons au fur et à mesure de la disparition des
guérisseurs âgés, car elle n’est pas écrite fondamentalement et ne repose que
sur la mémoire et sur une transmission très aléatoire et qui commence à mal
fonctionner.
*
L’approche pédagogique : le magistère de la raison.
Reprenons
l’imagerie, nous sommes en présence d’un dieu très fortement handicapé, à la
limite du concevable, à qui pourtant on confie le soin de prendre en charge le
corps et l’esprit des hommes, on lui confie le soin de guérir. On ne peut pas
ne pas s’étonner de l’inadéquation entre l’aspect du dieu et sa mission, c’est
ce constat qui est le point de départ de l’autre facette ; s’étonner est
la clé qui permet de porter la réflexion sur l’autre pan de la légende. Bien
sûr, on peut considérer que confier cette mission à un dieu si handicapé peut
s’interpréter comme une manière de souligner sa très grande compétence malgré
un si lourd handicap ; mais, une telle approche ne prendrait pas en compte
les causes du handicap ni le problème que les hommes soulèvent. Ces prises en
compte nous amènent à nous reporter à nouveau au symbole pour noter que le
handicap du dieu résulte de la nécessité pour le guérisseur de pouvoir vivre
pleinement et librement, et donc de pouvoir travailler, car là se situe la
condition de son existence.
En
clair, la légende nous signifie qu’exister est un droit ; pouvoir subvenir
à ses besoins de vie qui sont de nourrir son corps et de nourrir son esprit est
un droit, un droit fondamental et inaliénable de l’homme. L’organisation de la
société, y compris en prenant en compte les "dieux" ne peut déroger à
cette exigence. En effet, le dieu de la médecine aurait pu s’adjoindre l’homme
guérisseur, Lêgba aurait pu imposer au dieu Osanyi, après la plainte des
guérisseurs, de prendre l’homme guérisseur comme collaborateur, mais ce serait
le vassaliser ; ce serait l’assujettir, car alors, le vivre de l’homme
serait tributaire de la bonne volonté et de l’humeur du moment du dieu. Non,
l’homme doit pouvoir être par lui-même sans aucun asservissement.
C’est
là, me semble-t-il la leçon de cette légende, une leçon selon le magistère de la
raison qui va beaucoup plus loin que celle qu’elle prodigue selon le magistère
de la foi, même si l’étude de la nature pour
constituer une pharmacopée est d’une
importance vitale. Les deux magistères se rejoignent selon moi, pour refuser
l’asservissement de l’homme. La légende du dieu Osanyi affirme le droit de
l’homme à exister par lui-même et à son niveau.
En
langage moderne actuel, la légende de cette divinité affirme ce qu’aujourd’hui
nous appelons le principe de
subsidiarité. C’est un principe qui pose que dans un système, politique ou
autre, chaque niveau du système doit pouvoir jouer pleinement son rôle et donc
que chaque niveau doit disposer des moyens qui lui permettent de le faire.
En
conclusion de l’examen de la légende de cette divinité, à partir de l’état du
dieu et des raisons qui l’expliquent, nous pouvons comprendre la maîtrise des
guérisseurs qui sont portés à étudier la nature en relation avec leur office,
c’est un couplage entre la divinité et le guérisseur qui conduit à un duo
opérationnel, d’où la nécessité d’interrelations. Nous accédons par un autre
volet, à partir de la même image, à une règle de vie en communauté ; une
règle du vivre ensemble qui impose la liberté et l’autonomie de chacun en
refusant toute vassalisation et tout asservissement fut – ce à un dieu ;
c’est donc le principe de subsidiarité qui est porté à un très haut degré
d’exigence.
Tableau résumé de la légende sur Osanyi, dieu de la médecine
Le bouc du roi.
Dans
la légende du bouc du roi, le symbole est une image virtuelle d’une réalité
objective, un bouc ; mais un bouc particulier qui possède de multiples
oreilles et des yeux sur tout le corps ; c’est en ce sens que je parle
d’une image virtuelle.
On
dit qu’un jour, le roi d’un pays réunit son peuple et lui apprend que
désormais, rien de ce que chacun, homme, femme et enfant dit, fait ou pense, ne
peut lui échapper. Pour cela, le roi possède un bouc qu’il présente au peuple
réuni. "Voici mon bouc, dit le roi ; il saura tout sur vous et me
dira tout, que vous soyez seul ou que vous soyez en groupe ; il saura tout
et me dira tout sur vous, de jour comme de nuit. Rien ne peut lui échapper, il
m’apprendra vos actes, vos paroles et vos pensées, car, mon bouc possède des
oreilles sur tout le corps, il a des yeux devant derrière et sur les côtés de
tout son corps ; rien ne peut lui échapper.
Le
dieu Lêgba se met dans une grande colère en apprenant cela ; il se
précipite chez Fa et lui dit : "Tu as entendu ? Tu as
compris ? On ne peut laisser faire ça ! Il n’est pas normal que dans
un pays, une personne, fût-ce le roi, sache tout de ce que chacun fait, dit ou
pense ; il n’est pas normal qu’une personne sache tout des autres !
On ne peut pas accepter cela ! On ne peut pas laisser faire ça ! Moi,
Lêgba, je refuse cela et je ferai tout pour qu’il n’en soit jamais
ainsi !"
"Alors,
je vais fouiller Fa pour toi et tu feras un sacrifice !" lui dit le
dieu Fa. Le dieu de la divination demande à Lêgba de fournir 4 morceaux de
tissu de différentes couleurs ; Lêgba doit façonner 4 figurines en argile
qu’il doit enterrer aux quatre points cardinaux après avoir coiffé chacune d’un
chapeau ayant l’une des quatre couleurs.
Lêgba revient voir Fa le jour de marché quand ce fut fait, ce dernier
lui remet un chapeau ayant 4 côtés confectionné avec les tissus que le dieu
avait fournis. Lêgba se rend ainsi coiffé au marché. En approchant, il voit le
bouc du roi qui déambule dans les allées, la bête s’intéresse à tout, elle
regarde par ci et par là sans jamais s’arrêter et sans se presser. De loin,
Lêgba aperçoit la première épouse du roi quitter le marché, il la rattrape et
d’un coup de machette lui tranche la tête. Le bouc voit un homme portant un
chapeau de couleur verte commettre le crime, l’animal se précipite au palais et
annonce au roi l’assassinat de son épouse par un individu avec un couvre-chef
vert. Le roi envoie des hommes armés sous la conduite de son ministre, arrêter
l’auteur du méfait. La troupe se saisit de Lêgba, mais les personnes ayant vu
l’assassin portant un couvre-chef rouge, noir ou blanc protestent et prennent
sa défense ; ceux qui ont vu un chapeau vert maintiennent leur
accusation ; ils s’insurgent. Il y a d’âpres discussions dans une
confusion totale. Profitant du désordre, Lêgba abat le ministre, puis change
prestement la position de son chapeau sur la tête. Dans la bagarre qui éclate à la suite de ce
second meurtre, on oublie vite la présence de Lêgba, chacun s’attachant à
défendre ce qu’il croit avoir vu. Le dieu profite de la confusion qui règne sur
le marché pour s’éclipser. Il va trouver le roi et lui révèle qu’il est Lêgba,
dieu des croisements ; il prie le souverain de réunir le peuple le
lendemain.
A
cette réunion, le dieu avoue être l’auteur des meurtres de la veille.
"C’est moi, dit-il au roi, qui ai tué ta femme et ton ministre ; ton
bouc n’a pas pu me désigner précisément, il en est de même des personnes
présentes. Voici le chapeau que je portais ; cela a suffi car, chacun n’en
voyait que la couleur de son point de vue. Il n’est pas acceptable que qui que
ce soit, fût-ce le roi, sache tout des autres dans un pays. Ce n’est pas
acceptable car cela inhibe et finit par scléroser la pensée. Chacun doit savoir
qu’il n’y a de pensée véritable que libre, c’est cette liberté qui fait la vie,
celle de l’individu comme celle des sociétés. Seul un peuple libre est digne
d’un roi ; seul un homme qui respecte et défend cette liberté est digne
d’être roi."
Le
roi du pays dit alors à Lêgba en reconnaissant le bien-fondé de sa
pensée : "Tu as raison Lêgba, mon bouc n’est pas infaillible, il
est même dangereux ; tu as gagné le droit de le manger !"
La
légende conclut que c’est de cette histoire que vient le fait qu’un bouc est le
sacrifice de choix à faire à Lêgba. Voilà pourquoi les bokonons prescrivent le
sacrifice d’un bouc à Lêgba dans des situations très graves ou désespérées.
On
voit par cette conclusion, qu’à partir du symbole qu’est le bouc, le rituel
déploie la légende pour en faire un outil de salut dans les instants graves et
décisifs. Le symbole dans le magistère de la foi se présente ainsi comme une
réalité sacrificielle qui est sensée sortir rituellement l’adepte d’un moment
périlleux. Mais si je reprends la légende et que je me concentre sur ses
éléments constitutifs, le premier enseignement qui saute aux yeux, est la
nécessité quand on aborde un questionnement,
de prendre en compte tous les points de vue possibles et pas seulement
le nôtre propre. C’est l’appel aux quatre points cardinaux. Le magistère de la
foi, le rituel ne met pas vraiment en exergue ce premier enseignement que nous
pouvons tirer de la légende.
Quand
on considère la seconde couche, le magistère de la raison, il apparait que
l’appel aux points cardinaux n’est pas le seul enseignement de la légende. Il comporte
un second enseignement, mais pour le mettre en évidence, il faut reprendre
l’examen du symbole, le bouc. Il est particulier, car on nous dit que l’animal
possède des yeux et des oreilles partout sur le corps, si nous excluons un bouc
magique - le vodoun, comme pédagogie, ne
fait pratiquement jamais appel au surnaturel- la question est alors : que
signifie un tel bouc ? Il s’agit évidemment d’une construction humaine, ce
bouc est le symbole de la créativité de l’homme. De là, la leçon apparait plus
nettement dans le magistère de la raison. En effet, la pédagogie ici porte sur
le rapport qui doit exister entre les fruits de notre créativité et l’usage que
nous sommes tentés d’en faire. La pédagogie ici, est de nous signifier que les
œuvres de l’homme ne doivent pas avoir le pas sur l’homme ; elles doivent
être sacrifiées au profit de l’intégrité de tout ce qui fait l’homme, son
intégrité morale et spirituelle, qui sont garants de sa liberté d’être pensant.
C’est
le sens véritable de la conclusion du roi dans cette légende : "Tu as gagné le droit de manger le bouc"
à l’adresse de Lêgba, qui ici prend farouchement et résolument la défense de
cette liberté. Le dieu prend résolument la défense de l’homme corps et esprit,
contre l’homme lui-même ou contre les systèmes qu’il est amené à générer. Le
magistère de la raison, la pédagogie ici est une mise en garde contre ce que
nous sommes susceptibles de vouloir faire de nos découvertes et de nos
invention qui pourraient se retourner contre nous, mais cette fois en tant
qu’homme sociétal.
Il
convient d’insister sur le fait que la légende ne condamne pas notre
créativité, elle ne met pas en cause ni ne condamne nos avancées technologiques
ou autres, elle met simplement en garde contre leur usage, elle condamne cet
usage quand celui –ci a pour but de contraindre l’homme. C’est le sens du fait
que Lêgba ne s’en est pas pris au bouc, ça n’aurait servi à rien de tuer
celui-ci, car le bouc reflète quelque chose qui est inhérent à la nature
humaine ; on ne peut pas empêcher l’homme de créer, de chercher, cela
relève de sa nature d’être pensant. Il reste alors la pédagogie par l’entremise
de laquelle on peut amener l’homme à se rendre maître de l’usage qu’il doit
faire de ses œuvres, sous peine de scléroser sa faculté de penser. C’est cela
la véritable leçon de la légende du bouc du roi.
Le
vodoun n’est pas le seul produit de la réflexion des hommes à prodiguer une
telle mise en garde. D’autres hommes sous d’autres cieux ont décelé les mêmes
risques et prodigué la même mise en garde ; je vous en propose deux sous
la forme de rappel.
* Le premier exemple est le mythe de
Prométhée, mythe des Grecs anciens que déploie Platon dans Protagoras. On
oublie trop souvent que ce mythe est un triptyque : Epiméthée – Prométhée
– Hermès, et c’est l’ensemble du triptyque qu’il faut prendre en compte pour
mettre en exergue la mise en garde. En effet, si le vol du feu et de la
technicité est commis par Prométhée pour le bénéfice des hommes, c’est d’abord
pour pallier l’imprévoyance
d’Epiméthée ; mais cet apport génère à son tour un danger, puisque selon
le mythe, les hommes dotés de la technicité se sont mis à s’entretuer ;
Zeus eut peur que l’humanité ne finisse par disparaître si les hommes
continuaient à se combattre et à se tuer. Le roi des dieux envoya Hermès
inculquer aux hommes la notion de bien
et le sentiment de la honte ! C’est le troisième volet du triptyque.
Certes, les héritiers de la pensée grecque célèbrent volontiers l’apport de
Prométhée, mais ils mettent moins l’accent sur la mission d’Hermès qui
précisément est de tenter de contrer par
la pédagogie les méfaits du mauvais
usage des fruits de l’accès à la technologie. Il s’agit là aussi d’amener
l’humanité à ne pas placer sa création au-dessus de l’être humain ; il ne
s’agit donc pas de la condamnation des œuvres créées, mais de l’usage qu’on
peut être tenté d’en faire. A mon avis, la mission d’Hermès est plus
importante, bien que moins spectaculaire, que l’action de Prométhée.
* Le second exemple de mise en garde
est donné par le récit biblique du veau d’or construit par les hébreux alors
que Moïse était en conférence avec le Tout-Puissant au sommet de la montagne et
qu’il tardait à revenir. Toutefois, il faut se placer entièrement dans le
magistère de la raison en écartant l’intention théologique supposée qui présida
à la décision de forger ce veau. Dans le magistère de la raison, la fabrication
du veau d’or apparait comme une mise en garde qui est de ne pas faire de notre
créativité, de nos œuvres aussi belles ou aussi utiles soient – elles, une
divinité qui aurait le pas sur l’esprit de l’homme comme potentialité.
Je
peux arrêter ici l’examen de la légende sur le bouc du roi et sur la mise en
garde qui en est l’enseignement.
Tableau résumé de la légende du bouc
du roi.
Le cotonnier (Une
légende du signe Sa-Médji)
Ici,
le symbole qui sert de point de rencontre entre les deux facettes, leur
charnière est encore une réalité objective mais qui ne donne pas lieu à une
figuration sculpturale ni à une virtualisation ; il s’agit d’un arbre, le
cotonnier. C’est une légende du signe Sa Médji, le n° 10.
On
dit que quand Mawu, Dieu, créa le monde, le premier arbre qu’il planta fut le
cotonnier. Il en confia la garde aux oiseaux. Au bout de quelques années, la
plante grandit et porta fruits ; les oiseaux en découvrirent les graines
et ils les trouvèrent bonnes à manger ; aussi, ce sont –ils jetés sur
l’arbre et le dépouillèrent de toutes les graines. Voyant cela, Dieu convoqua
les Fa, les dû – mères, et leur dit : "J’ai planté un arbre dans la
création, le cotonnier ; j’en ai confié la garde aux oiseaux. La première
année où l’arbre porta fruits, les oiseaux ont tout manger. Les fruits de la
seconde année vont arriver à maturité bientôt, l’arbre ne doit pas disparaître ;
le cotonnier ne doit pas mourir. Alors, à celui d’entre vous qui réussira à le
préserver, je lui donnerai le pouvoir sur la terre, je le ferai maître de la
création ! " Dès que Dieu eut fini de parler, les Fa trouvèrent
que c’était là une mission impossible ; les graines étant bonnes à manger,
on ne voyait pas comment empêcher les oiseaux de se servir. Tous les Fa, sauf
un : Sa Médji, s’en allèrent en maugréant : Impossible ! C’était
là une mission impossible !
Tous
s’en allèrent donc sauf Sa Médji, le plus petit des Fa. Il s’approcha et dit à
Dieu : "Tu es mon père, ce que tu me demandes, je dois le
faire ; je vais protéger le cotonnier."
En
quittant le Tout Puissant, Sa Médji est affolé, il se demande pourquoi il a
laissé sa bouche prendre cet engagement qu’il ne sait comment honorer. Il se
rend chez Fa pour le consulter. Fa fouille Fa pour lui et lui dit que oui, il
pourra s’acquitter de son engagement, mais il faut qu’il fasse un sacrifice et
qu’il fasse appel à son amie l’araignée. Sa Médji n’est pas totalement rassuré
pour autant ; les graines du cotonnier sont mûres, il faut qu’il fasse
vite. Il convie son amie l’araignée à déjeuner et lui dit son désarroi de ne
pas pouvoir tenir sa promesse à Dieu, il la supplie de l’aider. L’araignée
demande à voir l’arbre, il l’y conduit ; au moment de se séparer, l’araignée
lui dit de revenir voir l’arbre le lendemain.
En
quittant Sa Médji, l’araignée convoqua ses frères et ses sœurs, et ensemble,
ils recouvrirent entièrement le cotonnier de toile d’araignées. Quand le
lendemain Sa Médji se présenta au pied du cotonnier, il trouva nombre d’oiseaux
pris au piège et qui se débattaient pour se libérer ; d’autres attendaient
de pouvoir s’approcher du cotonnier pour, espéraient-ils, se servir en graines.
Sa Médji ramassa les premiers qu’il enferma dans un sac, il chassa les autres
et les fit fuir. Il alla trouver Dieu et lui montra le sac rempli d’oiseaux
pris au piège et dit avoir éloigné les autres. C’est ainsi que Sa Médji devint
roi sur la terre.
La
conclusion de cette légende semble porter sur l’importance de Fa dans le panthéon,
il est roi. Il s’agit en fait d’une redite, car le dieu Fa avait déjà le
pouvoir sur la création, pouvoir acquis lors d’une autre compétition au cours
de laquelle, il fallait transporter les "enfants de Dieu" sur la
terre. La légende du cotonnier apparaît comme la confirmation du résultat de ce
"concours". Je ne veux pas discuter de cet aspect en ce moment, car
il est complexe en cela que Dieu avait déjà donné le pouvoir à Lêgba, qui est
considéré unanimement comme premier dieu, le dieu en chef ! Or donner ce
même pouvoir à Fa – relaté dans trois légendes au moins- pose un problème de
dyarchie dont la compréhension passe par la structuration de l’ensemble de la
pédagogie dans le vodoun ; nous en avons perçu quelques éléments à travers
les axes. La question est : Dieu peut – il donner le même pouvoir à deux
entités différentes ? Si oui, dans quelles conditions ? Si non, que
pouvons-nous comprendre par cette dyarchie ? La réponse dépasse le cadre
de la légende du cotonnier.
Si
nous laissons de côté ce problème de dyarchie, la leçon que donne la légende
sur le plan rituel est la nécessité de sacrifice et l’appel à l’aide qui peut
être indispensable pour résoudre certains problèmes ; sacrifice et
solidarité donc.
C’est
sur l’autre magistère, le magistère de la raison que la légende se révèle d’une
grande richesse ; ici aussi, elle aborde un problème qui interroge
directement l’homme ; un problème qui est aussi une mise en garde pour
l’espèce humaine. Le premier aspect de cette légende dans sa face translucide
est fourni par le comportement des Fa, les quinze dû mères qui trouvèrent la
mission impossible, cela signe leur liberté ; cela signe notre liberté à
nous les hommes, car ici, les Fa sont nos porte-parole. Les quinze Fa expriment
ce qui peut être l’attitude de l’homme face à un problème qui le dépasse ;
cela signifie simplement qu’"à
l’impossible nul n’est tenu" ! C’est le premier enseignement de
la légende en dehors de toute considération religieuse.
Le
second enseignement dans l’ordre de la pédagogie, le magistère de la raison,
est le fait que Dieu fasse appel aux Fa, cela revient à dire que Dieu reconnait pleinement l’altérité de
l’oiseau-créature et sa liberté. C’est le respect de notre liberté que signe cette partie de la légende car, l’oiseau
ici est une partie du créé comme nous les hommes ; c’est à nous que
s’adresse l’enseignement ; ce qui se
comprend très bien en corrélation
avec la première leçon, à savoir qu’à l’impossible … Reconnaissance de la
liberté de l’homme donc, comme créature et comme acteur.
Précisément,
c’est en tant qu’acteur que la troisième leçon, toujours dans l’ordre du
magistère de la raison, nous est dispensée. En effet, le point cardinal de
toute la légende est : "le
cotonnier ne doit pas disparaître" ; ici, le cotonnier représente
tout le créé, ce qui veut dire que
tout le créé est confié à la garde des créatures, ici les oiseaux. Mais la
leçon nous est adressée à nous en tant que créatures, donc l’enseignement est que Dieu nous confie la garde de la
création dans laquelle nous, les hommes, sommes libres. La leçon est donc la mise en garde pour que nos actions
d’hommes libres ne fassent pas disparaître la création. Nous sommes loin de
tout rituel, et nous ne pouvons accéder véritablement à l’enseignement et le
faire nôtre que si nous nous écartons du rituel.
Est
– ce pour autant une proscription d’intervenir sur le crée ? La réponse
semble être non pour le vodoun ; il semble qu’intervenir sur le créé est
aussi une mission de l’homme ; c’est ce que semble montrer une autre
légende, la légende de l’emplacement du sexe féminin.
Tableau résumé de la
légende du cotonnier
L’emplacement du sexe féminin.
C’est
aussi une légende du signe Sa Médji. La légende est précédée d’une devise qui
dit : "Mawu a trouvé la place
de chaque chose du corps ; celle de la chose des femmes, il ne l’a trouvée
qu’en dernier».
Quand
dieu créa la femme dit la légende, il ne sut d’abord pas où placer le sexe de
la femme, il fit plusieurs tentatives qui ne lui donnaient pas
satisfaction ; le plus souvent cela gênait d’autres organes qui
fonctionnaient alors mal, par exemple le nez ou bien l’oreille. Finalement, Il
installa le sexe sous l’aisselle en attendant de trouver mieux.
Ainsi placé, le sexe était exposé à la vue de tout
le monde chaque fois que les femmes levaient les bras, et elles les levaient à
longueur de journée, car, dit – on, vivre est toujours une gestuelle ;
vivre se fait avec le corps, cela se fait avec un corps en mouvement. Par
ailleurs, s’exprimer ne se conçoit qu’accompagné d’une gestuelle
également ; voilà pourquoi, chaque mouvement de bras de la femme dévoilait
son sexe au public.
Devant
le spectacle qu’offrait ainsi la gent féminine montrant son sexe fixé sous
l’aisselle, le dieu Lêgba s'indigna ; il alla trouver Fa et lui dit :
"Écoute, Duduwa a un problème !" Il fit part avec véhémence au
dieu de son indignation de voir le comportement des femmes ! Il
ajouta : "Le sexe, ce n'est pas une chose à exposer comme ça !
Ce spectacle est inadmissible ! Il est inacceptable de voir les femmes se
comporter ainsi !" Fa approuva la diatribe de son compère par des
hochements de tête. Après un instant de silence, il prescrivit à Lêgba de faire
un sacrifice, un sacrifice à faire à Na ; Na est la déesse de la
créativité, c’est par elle que passe tout ce qui doit prendre forme et vivre.
En arrivant chez Na, Fa et Lêgba lui offrirent les deux bananes et lui
exposèrent le problème ; "Oui,
dit – elle, le Tout puissant s’est complètement
trompé sur l’endroit où placer le sexe de la femme ! Si on avait demandé
mon avis, j’aurais dit que l’aisselle n’est pas l’endroit idéal ; j’aurais
indiqué que c’est entre les jambes qu’il faut placer la chose." Puis, regardant Fa et Lêgba droit dans les
yeux elle ajouta : "Vous savez,
contrairement à ce qu’on croit, il y a assez de place à cet endroit pour y
installer les sexes, tous les sexes ! " C’est ce qui fut fait.
Ensuite, après que tout soit rentré en ordre, Lêgba déclara : "Puisque c’est moi, Lêgba, qui fut à
l’origine de la solution, j’ai le droit de garder mon sexe en érection au vu et
au su de tout le monde ! Ainsi, les hommes se souviendront que c’est grâce
à moi que la chose des femmes trouva sa place !"
C’est
ainsi qu’on justifie la présence des sculptures de Lêgba avec le sexe en érection
dans les lieux publics en rase campagne ou bien dans les villages ; des
sculptures telles que celle-ci :
Lêgba, légende sur le sexe de la
femme.
Photo Marlène Biton ; sur
http://jacqver.pagesperso-orange.fr/texte/art/legbaunvodoun.htm
En
prenant connaissance de la légende et de sa conclusion, c’est-à-dire faire
mémoire, on reste éberlué, car la décision finale de Lêgba est exactement le contraire de ce qu’il
combattait, à savoir une forme d’exhibitionnisme, qui de plus est involontaire puisque
le seul responsable est Dieu selon la légende, et non la femme.
Dans
notre réflexion, ici aussi, l’art, la sculpture de Lêgba avec le sexe en l’air,
est le point cardinal à partir duquel on peut déployer l’enseignement selon le
volet religieux, le magistère de la foi ; ou selon le volet pédagogique,
le magistère de la raison.
Dans
le premier, le magistère de la foi, la sculpture est présentée comme un
mémorial ; or, faire mémoire ne peut être que l’actualisation d’un
évènement du passé, ça ne peut être que l’actualisation d’une situation passée,
dont le souvenir doit être ravivé périodiquement, quelles qu’en soient les
raisons. Ici, il n’y a rien de cette sorte réellement dans la légende, ni
évènement ni situation par exemple. En effet, le récit est une expérience de
pensée, c’est-à-dire une situation ou une proposition de départ totalement
virtuelle à partir de laquelle on peut extraire une conclusion qui sera
l’enseignement qu’on a en vue. Ici, la proposition initiale est d’imaginer un
autre emplacement du sexe, et de là, démarrer la construction virtuelle.
Le
magistère de la foi en fait un mémorial qui est, en fait, de rendre hommage au
dieu Lêgba, c’est ainsi que tous les bokonon justifient cette sculpture sans
qu’on sache vraiment pourquoi, à part de
considérer comme réel le point initial de la légende, ce à quoi personne ne
croit vraiment !
Dans
le second volet, le magistère de la raison, l’expérience de pensée trouve
davantage d’écho dans une visée pédagogique, la sculpture est le clin d’œil,
pour ainsi dire, des concepteurs du système pour orienter dans cette direction.
En effet, la contradiction fragrante
entre la démarche de Lêgba et sa décision finale nous oblige à reprendre la
légende et à en démonter le mécanisme qui peut se résumer en trois
points :
* Le constat initial de
Lêgba qui est l’expérience de pensée imaginée.
* La concertation entre
Fa et Lêgba.
* L’appel à la déesse Na
qui donne la solution qui est le retour au réel.
Si
on remarque qu’à aucun moment, il n’est question de Mawu dans cette légende
pour trouver la solution définitive, on en conclut qu’il ne s’agit pas d’une
création nouvelle ; dès lors, il apparaît que l’expérience porte sur ce
que je peux appeler un ajustement.
Il s’agit d’ajuster une situation virtuelle, imaginée ici, pour arriver à une situation objective ;
à plus forte raison, je peux passer, nous pouvons passer d’une situation
objective réelle à une autre situation
objective réelle, si cette dernière est
plus favorable ou plus utile, que ce soit à l’homme, ou bien que ce soit à
sa société.
Ce
serait là, l’enseignement de cette légende, elle nous dit que nous pouvons "agir" sur l’homme pour
ajuster ou moduler tel ou tel aspect de son être ; ce que nous faisons
déjà d’ailleurs, et de manière de plus en plus sophistiquée ! Mais, il
nous faut trouver la place de chaque élément de la légende dans l’enseignement
si nous avons vu juste.
A
l’issue de l’opération, on aurait pu trouver compréhensible que Lêgba réclame
une "récompense" pour son action, c’est-à-dire des faveurs sexuelles
par exemple eu égard à sa décision finale. Cela veut dire que malgré son sexe
en érection, la sexualité n’est pas le fond du problème ; dès lors, le
rôle de la femme ne doit pas être de cet ordre non plus, il apparaît alors que
ce rôle est de représenter l’humanité, son rôle est de nous représenter, nous
les êtres humains, pas seulement les femmes. La contradiction est fortement
signifiée par le fait que montrer son sexe est un choix délibéré du dieu alors
que pour la femme, elle n’a le choix, elle est faite ainsi.
Le
second élément est le rôle de Fa. En tant que dieu de l’art divinatoire, il n’a
aucune place dans l’histoire si celle-ci est de faire mémoire et de célébrer
Lêgba. Si c’était son aide qui était sollicitée, cela pourrait se comprendre
également au titre de dieu de l’art divinatoire ; or ici, la légende
montre le duo Fa Lêgba se rendre chez la déesse Na, dès lors, on songe à une
véritable concertation entre Fa et Lêgba, c’est-à-dire une réflexion qui
associe l’axe Est-Ouest et de l’axe Nord-Sud.
Tout
dieux qu’ils sont Fa et Lêgba ne pouvaient rien faire, ils n’avaient pas la
compétence nécessaire, ils ne savaient même pas quelle pourrait être la
solution, d’où, le recours à la déesse. Si leur concertation les conduit à
juger l’ajustement (de la place du sexe) nécessaire, cela ne veut pas dire que
l’opération pouvait se faire dans n’importe quelles conditions.
En
conclusion, l’extraordinaire contradiction de l’attitude finale du dieu par
rapport à son indignation initiale nous oriente sur la nature de
l’enseignement ; le déroulement de l’ensemble de la légende balise le
parcours à suivre.
Oui,
l’homme peut agir sur l’homme pour en pallier les "insuffisances" ou
pour en "améliorer" les performances ; mais, cela doit se faire
selon un protocole bien pensé qui fasse appel à des compétences reconnues.
C’est là, le véritable enseignement de cette légende avant tout autre
considération, notamment de mémorial.
Tableau résumé de la légende sur le sexe de la femme
Sur le sacrifice
Je
voudrais vous proposer pour conclure une légende et une devise dont
l’enseignement dans l’ordre du magistère de la raison repose sur le sens du
sacrifice.
Les
sacrifices sont incontournables dans le vodoun ; tous les préceptes y font
appel et les bokonon comme les adeptes considèrent que toute action passe par
un sacrifice. Ailleurs, dans d’autres systèmes religieux, le sacrifice est
associé aux rites d’eau depuis la nuit des temps. Les rites d’eau purifient le
corps et préparent au sacrifice qui, lui, sanctifie et plus généralement efface
les fautes, notamment le sacrifice sanglant. Dans le vodoun, le rite d’eau est
peu visible, l’eau intervient certes, mais comme complément pour telle ou telle
préparation, que ce soit pour les remèdes à base de plantes ou bien que ce soit
pour préparer les mélanges dont on se sert pour manifester la vénération aux
divinités ; le rôle de l’eau s’arrête là en général. Le sacrifice par
contre recouvre de multiples significations parmi lesquelles la fonction de
sanctification est pratiquement inexistante. Le sacrifice est l’outil de
négociation par excellence avec les divinités ; c’est la contrepartie du
contrat avec le dieu ; il est effectué en attendant que le dieu fasse sa
part du marché, et parfois, cela peut aller jusqu’à conditionner la réalisation
du sacrifice au succès de la demande ! C’est le cas par exemple quand il
s’agit de "punir" un adversaire ou un ennemi. Nous sommes là
pleinement dans le magistère de la foi ; mais le sacrifice apparait également
dans le magistère de la raison ; et là, la leçon s’adresse à l’homme tout
court. C’est le sens de la fonction du dieu Lêgba, qui parce que préposé au
service des dieux et des hommes, est celui par qui passent tous les sacrifices.
Mais alors que signifie le sacrifice dans ce cas-là ? Nous allons répondre
à partir de la légende des deux amis et d’une devise du signe Sa Médji.
Les deux amis
On
dit qu’il y avait dans un pays, deux jeunes gens qui étaient des amis, une
amitié dans laquelle ils avaient englobée toute leur vie et celle de leur
famille, femmes et enfants avec
bonheur ; une amitié si fusionnelle que les deux jeunes gens ne voyaient
pas comment ils pourraient vivre l’un sans l’autre car, ils avaient organisé
toute leur vie autour de ce sentiment. Ils décidèrent de consulter le bokonon
pour savoir si leur amitié allait durer toujours, si elle allait durer aussi
longtemps que leurs vies. Le bokonon fouilla Fa et trouva le signe Sa Di. Il
leur dit que oui, leur sentiment pourrait durer aussi longtemps qu’ils le
souhaitaient, à condition de faire un sacrifice. Nos amis repartirent rassurés
et heureux, mais ils négligèrent de faire leur sacrifice. Au bout de quelques
mois, ne voyant rien venir, Lêgba par qui passent tous les sacrifices alla
trouver Fa qui lui confirma que les deux amis n’avaient pas fait leur
sacrifice ; le dieu de l’art divinatoire ajouta : "il faudrait peut
– être le leur rappeler ; ce serait généreux de ta part !"
Lêgba
en convint. En effet, en se rendant dans leurs champs un matin pour les
travailler, les deux amis croisèrent un homme qui les bouscula négligemment
alors qu’ils devisaient tranquillement en marchant sur un chemin désert ;
l’homme s’excusa, puis, avant de continuer sa route, il demanda aux deux
paysans :
- Avez-vous fait la
cérémonie pour votre amitié ?
Intrigués,
les deux amis lui demandèrent :
- Quelle cérémonie ? Qui
es-tu ? Et comment es–tu au courant pour nous, au courant de notre
amitié ?
-Votre sacrifice ! leur
répondit – il.
- Ah oui ! dirent – ils en
chœur tout en reprenant leur marche.
Rien
ne se passa. Un jour, alors que les deux amis travaillaient leur champ
respectif, ils virent passer un homme qui portait un curieux chapeau. Le
couvre-chef, pointu en son sommet, recouvrait la tête jusqu’aux oreilles dont
seule la forme se devinait ; l’homme passa entre les deux champs et disparut.
L’un des amis interpela l’autre et lui dit :
"Tu as vu le chapeau de l’homme qui vient
de traverser nos champs ? Il est vraiment curieux ! Je me demande où
il est allé le prendre ! La couleur rouge, quel manque de goût pour une couleur
de chapeau !"
"Ah
oui, vraiment bizarre ce chapeau en effet ! Mais, il est bleu ; tu
n’as pas bien noté sa couleur, je crois !"
"Ah…
si ! Je l’ai bien vu ; il est d’un rouge éclatant... presque
choquant, car trop criard…"
"Mais
non ! Je t’assure qu’il est bleu… pas rouge… mais enfin !"
Vous
comprenez que Lêgba s’était coiffé d’un chapeau fait dans deux tissus de
couleurs différentes, rouge d’un côté et bleu de l’autre ; chaque
observateur n’en voyant qu’une. Nos deux amis crièrent leur désaccord sur la
couleur du chapeau, puis, ils s’injurièrent ; ils finirent enfin par en
venir aux mains. Alors, adieu harmonie, adieu convivialité et adieu amitié
éternelle... Ils se séparèrent et devinrent rapidement les pires ennemis du
village. Voilà la légende des deux amis.
La
couche du rituel dans le vodoun utilise cette légende, quand la question se
pose, pour montrer l’importance des sacrifices ; mais cela, c’est dans
l’optique d’un vodoun contractuel, un vodoun dans lequel tout se négocie avec
les dieux ; cela a son importance et cela valide le rituel.
Mais
quand je considère la légende dans le magistère de la raison, une question
vient à l’esprit, on se demande quel sacrifice nos deux amis auraient dû
faire pour que leur amitié dure indéfiniment, quel sacrifice ? C’est
au consultant de dénouer le dû, la figure de Fa qui est en cause ; quel
sacrifice nos amis peuvent envisager de faire, ou quel sacrifice le bokonon
peut leur indiquer ?
Il
est certain qu’on peut égorger autant de poulets qu’on veut, la question
demeure, car c’est entre eux que se pose le problème, le sacrifice est à leur
niveau, ils en sont les destinataires, car la part des dieux est assumée par le
fait d’aller les consulter. C’est une interaction entre eux, c’est à leur
niveau que les difficultés peuvent surgir, c’est donc à leur niveau que doit se
situer le sacrifice à faire.
S’offrir
des cadeaux ? Cela peut aider, mais c’est dérisoire. Il reste alors leur personne,
c’est à ce niveau que se situe la solution. Nous pouvons penser qu’ils se
doivent de se faire confiance, c’est utile, c’est nécessaire même, mais cela
aussi reste insuffisant car, la confiance a besoin d’être étayée, elle a besoin
de justificatifs que la raison peut vérifier pour se conforter, or, les
justificatifs sont relationnels et dépendent autant d’eux-mêmes que du milieu
dans lequel ils vivent ainsi que des relations qui sont établies avec les
constituants objectifs de ce milieu ; ces relations ne dépendent donc pas
seulement d’eux ; voilà pourquoi la confiance, elle non plus, n’est pas
suffisante pour assurer la pérennité de leur amitié. La seconde raison qui fait
que la confiance est insuffisante vient du fait qu’en chacun de nous, il y a
une part à laquelle personne ne peut accéder, une part que nous-même ne
connaissons que de façon fugace, incomplète, une part à laquelle nous n’avons accès
que de façon totalement imprévisible. Dès lors nous ne pouvons garantir à qui
que ce soit les interventions de cette partie en nous, nous ne pouvons les
garantir déjà à nous-même. Nous sommes pour l’autre une connaissance
incomplète, et l’autre est autant pour nous une connaissance incomplète, et
cela, de façon définitive ! Il y a
en nous une part à laquelle l’autre n’aura jamais totalement accès ; la seule chose qui valide une connaissance
incomplète ou imparfaite est la foi. Ainsi, le sacrifice que les deux amis
doivent faire pour la pérennité de leur amitié est d’avoir foi l’un dans
l’autre, c’est-à-dire accepter chez l’autre cette part de son être qu’il ne
peut nous communiquer, car toute foi est abandon, toute foi est liberté ;
abandon et liberté qui sont les deux piliers de l’amitié. C’est là l’un des
deux véritables enseignements de cette
légende.
Le
second est d’ordre méthodologique. En effet, on dit que Lêgba est le dieu par
lequel passent tous les sacrifices, il est l’intermédiaire entre les dieux et
les hommes, il est le messager des uns et des autres. Le rituel en fait un
"livreur" ! Le rituel en fait un livreur qui prélève au passage
sa part. Or, on oublie trop facilement dans le rituel que Lêgba, dieu des
croisements est aussi dieu de l’intelligence
et de la réflexion, le croisement. Dans le magistère de la raison, dire que
Lêgba est celui par qui passent les sacrifices signifie que nous devons "entrer" dans le sacrifice par la
réflexion. Tout sacrifice doit être abordé avec la réflexion avant tout
autre considération. C’est uniquement en entrant par la réflexion dans le principe du sacrifice que nos deux amis
auraient pu comprendre que seule la foi de l’un pour l’autre pouvait sauver
leur amitié. Il en est de même de l’amour entre deux personnes.
Une devise
Voici
un dernier exemple qui montre que saisir la nature du sacrifice passe par la
réflexion. Il s’agit d’une devise qui dit que "celui qui trouve Sa Médji
comme Fa de la forêt rapprochera la mer de la terre, mais s’il ne fait pas de
sacrifice, il restera seul."
Il
faut saisir pour commencer le sens de "rapprocher la mer de la terre"
pour entrer dans la devise. Ici, cela veut dire simplement rapprocher des points
de vue très différents voire opposés. Une personne qui possède cette qualité
est donc un conciliateur, un conciliateur né. C’est là qu’on ne comprend plus,
car un conciliateur est une personne qui apaise les tensions entre deux ou
plusieurs individus ou communautés, une qualité qui est recherchée, une qualité
qui est utile au plus haut point dans la société. Voilà qu’on nous dit qu’une
telle personne restera isolée, si elle ne fait pas de sacrifice.
Comme
dans la légende précédence, la question est, quel sacrifice une telle personne
doit faire pour éviter la solitude ? La réponse ici aussi vient de la
réflexion sur la devise. Il faut se dire qu’un conciliateur n’est pas un
justicier, non, mais il est la
conscience de la justice. En effet, être la conscience de la justice est ce
qui conduit à être médiateur, dès lors qu’on n’intervient pas avec un parti
pris. Mais, c’est aussi ce qui peut mettre le médiateur en posture délicate,
non pas vis-à-vis du corps du délit, mais face à la conscience des protagonistes, car il conduit chaque protagoniste à
se retrouver face à sa conscience et face à la conscience de la situation qui
est en cause, et qui se situe dans l’ordre du relationnel. C’est par là qu’il
nous faut passer pour comprendre la nécessité d’un "sacrifice" qui
doit être tout entier dans la réflexion de celui qui est médiateur, et
seulement lui. En d’autres termes, c’est
dans son attitude pendant, et surtout,
après la médiation, après qu’il ait rapproché la mer de la terre, que se
situe le sacrifice qu’il se doit de
faire pour ne pas encourir la colère, le mépris ou la haine des
protagonistes ; c’est donc un sacrifice qui relève d’abord de l’axe
Nord-Sud.
Tableau résumé de la légende des deux
amis.
Conclusion.
Nous
arrivons au terme de ce survol, car, c’en est un. Il s’agit d’une leçon de vie,
mais on ne peut s’en rendre compte qu’en s’écartant un tant soit du rituel, non
pas pour le délaisser, mais pour aller par un autre versant au fond des valeurs
que cette culture véhicule.
J’espère
vous avoir montré que les deux versants s’organisent autour d’un seul point
d’ancrage, un symbole, qui tantôt est terre à terre, parce que chevauchant les
insignifiances quotidiennes, tantôt sublime à travers une conceptualisation
élégante et extrême.
Quel
que soit le versant, et quel que soit le symbole, nous aboutissons immuablement
sur une seule réalité, l’homme, la
seule chose que nous possédons véritablement !
Eloignons-nous
encore un peu des deux versants cette fois, et là, il semblerait que l’homme
soit en attente, il attend d’advenir pour enfin tenir sa place ; mais pour
cela, il faut le bâtir, lui et sa société ; j’ai le sentiment que c’est là
l’objectif véritable des bâtisseurs du système que nous appelons vodoun ;
d’abord l’homme ensuite le reste… tout le reste deviendra possible.
Paul Aclinou. Conférence
donnée au Musée Africain de Lyon, 12 juin 2014. (http://www.musee-africain-lyon.org/musee-pratique.html)
Bibliographie :
R. F.
Thompson, L'Eclair primordial ; éditions Caribéennes, 2000.
B.
Maupoil ; La géomancie sur
l’ancienne côte des esclaves. Edition Institut d’ethnologie, Paris, I988 (3eme édition).
A.
Metraux, Le vaudou haïtien ; éditions
Gallimard, Tell, 1958
P.
Aclinou Une pédagogie oubliée : le vodou. Harmattan, Edit. Paris
2007
L’auteur.
Paul Aclinou est
né au Bénin, (alors le Dahomey) ; après le baccalauréat, il passe quelques
années à Dakar, au Sénégal avant de rejoindre la France où il prépare et
soutient une thèse de doctorat d'État en Sciences Physiques. Ses activités
professionnelles d’enseignant-chercheur (Reims, Algérie puis Reims à nouveau) –
synthèse totale en chimie organique ; études et synthèses de substances
chimiques biologiquement actives d’origine végétale- sont conduites en
parallèle avec une réflexion sur l'Homme et sa société ; réflexion qui a pour
point de départ la culture et la pensée des peuples du golfe du Bénin : le
vodoun ; culture qu'il invite à découvrir en profondeur. Cette réflexion sur
l’homme se porte également en direction du christianisme.
(Ouvrages : le
musée virtuel du mot ; réa-med ; une pédagogie oubliée.
Articles sur la théologie catholique...).
[1] http://fr.wikipedia.org/wiki/Vaudou
[2] P. Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou ; page 105. Harmattan, Edit. Paris 2007
[2] P. Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou ; page 105. Harmattan, Edit. Paris 2007